Roberto Juarroz
Le puits et l'étoile
La mort de Roberto Juarroz m'a été annoncée par un coup de téléphone. Cette nouvelle m'a fait mal, mais ne m'a pas surpris. Je sais depuis plus d'un an, par un ami commun, poète et médecin, Lorenzo Martin, qu'il était très malade et que la médecine moderne dans son cas ne pouvait rien faire, sinon prolonger sa vie de quelques mois. J'ai souvent pensé à lui et à sa femme, l'intelligente et sensible Laura Cerrato, qui l'aimait d'un amour lucide, consciente de ce qu'il valait. Devant l'inévitable, nous les hommes, ne pouvons que nous incliner. Je m'incline donc devant cette mort, non sans tracer auparavant quelques signes où la peine s'allie à l'admiration et le tout à l'amitié.
J'ai entendu parler de Juarroz pour la première fois à Paris en 1960. Il publiait à Buenos Aires une petite revue de huit pages, Poesia-Poesia , qu'il distribuait à une centaine de personnes. Ses poèmes brefs m'impressionnèrent par leur concentration et leur limpidité. Dans un langage précis et direct, le jeune poète nous révélait des aspects inconnus de la réalité. Des poèmes s'adressant au mental par une sensibilité pensante. Ce qui était surprenant n'était pas le langage, mais la perspective que chacun de ses poèmes nous faisait découvrir. Dans ces lointaines et juvéniles compositions, il y a déjà le don merveilleux qui ne l'a jamais abandonné : provoquer l'étrange, l'inattendu par les moyens les plus simples. La poésie de Juarroz me conquit immédiatement comme, auparavant, la prose nette d'Antonio Porchia avait gagné mon adhésion. Mentionner Porchia en parlant de Juarroz n'est pas gratuit. Porchia était un écrivain proche de lui et qui l'avait peut-être initié à son étrange pérégrination vers les sources occultes de ce que nous appelons la réalité. Un peu plus tard, j'ai rencontré Roberto Juarroz. Le lien se fit par l'amitié que nous avions tous les deux pour la poétesse Alejandra Pizarnik. Depuis lors, nous avons été amis et nous n'avons jamais cessé de l'être. Homme droit et d'une seule pièce, il encourut la malveillance des militaires argentins et dut s'exiler aux Etats-Unis et en Colombie pendant un certain temps. Puis il rentra à Buenos Aires où il fut contraint de faire face à une autre intolérance : celle des intellectuels de gauche. Tout cela n'est plus important aujourd'hui. Roberto Juarroz nous a laissé une oeuvre poétique que je considère unique et irremplaçable. Avec lui, un des créateurs les plus purs et les plus profonds de la seconde moitié du vingtième siècle nous a quittés.
Il a publié treize livres, tous avec le même titre et le même sujet : Poésie verticale. Il était amoureux du "haut" et du "bas", de l'eau profonde et tranquille du puits et des astres que nous apercevons du haut d'une tour. Thème unique et double : la géologie de l'être, l'astronomie de l'esprit. Vision du poète qui regarde vers le bas depuis le haut et depuis le bas vers le haut; du corps vers le mental et du mental vers les passions - ces réalités qui nous paraissent des chimères et qui sont en même temps intangibles et palpables. Vision unitaire : "en haut" et "en bas", sans jamais complètement fusionner, se contemplent indéfiniment. Contemplation qui est dialogue de l'homme avec soi-même et avec l'univers. A Juarroz ne convient pas l'expression trop usée de "grand poète"; il faut le définir par quelque chose de plus distinct et de plus précieux : il était un poète haut et profond.
La Nacion, Mexico, 9 avril 1995
Traduction Ana Maria Wangeman
..
Une écriture qui supporte l'intempérie,
qui puisse se lire sous le soleil ou la pluie,
sous la nuit ou le cri,
sous le temps dénudé .
Une écriture qui supporte l'infini,
les crevasses qui s'étoilent comme le pollen,
la lecture sans pitié des dieux,
la lecture illettrée du désert .
Une écriture qui résiste
à l'intempérie totale
Une écriture qui puisse se lire
jusque dans la mort .
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Il ne suffit pas de lever les mains
Ni de les abaisser
ou de dissimuler ces deux gestes
sous les embarras intermédiaires .
Aucun geste n'est suffisant,
même s'il s'immobilise comme un défi .
Reste une seule solution possible
ouvrir les mains
comme si elles étaient des feuilles.
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est peint d'une couleur étrangère au rêve.
Le plancher du rêve
porte trace de lointaines latitudes .
La demeure du rêve
est voisine d'autres demeures
faites de matériaux différents .
Et l'habitant du rêve
a l'étrange conviction
de n'être pas né là .
Les rôles semblent permutés
et les fonctions interverties .
Tout rêve doit être remplacé par un autre .
Mais l'inévitable échange n'est pas un rêve .
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Penser n'est pas silence,
une chose n'est pas silence
la mort n'est pas silence .
Etre n'est pas silence .
Aux alentours de ces faits
il n'y a que lambeaux de nostalgie :
la nostalgie du silence
qui peut-être un jour exista .
Ou peut-être n'exista jamais
et peut-être devons-nous le créer ?
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On frappe à la porte .
Mais les coups résonnent au revers,
comme si quelqu'un frappait de l'intérieur .
Serait-ce moi qui frappe ?
Peut-être les coups de l'intérieur
veulent-ils couvrir ceux de l'extérieur ?
Ce qui importe est que l'on ne distingue plus
entre frapper d'un côté
et frapper de l'autre .
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S'agirait-il d'une écriture perdue
ou peut-être d'une écriture du futur ?
Il se peut que j'aime lire
ce qui ne peut s'écrire .
Ou simplement ce qui ne peut se lire
bien que cela s'écrive .
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Nous avons besoin de la parole et du vent
pour le supporter .
Un bourdonnement de fond
dénonce l'absence des choses .
Nous devons inventer une autre mémoire
pour ne pas devenir fous .
Un bourdonnement de fond
annonce qu'il n'y a rien
qui ne puisse exister .
Nous avons besoin d'un silence doublé de silence
pour admettre que tout existe .
Un bourdonnement de fond
souligne le froid et la mort .
Nous avons besoin de la somme de tous les chants,
du résumé de tous les amours
pour pouvoir apaiser ce bourdonnement .
Ou bien un soir,
sans autre condition que son ajour,
un oiseau viendra se poser sur l'air
comme si l'air était une branche .
Alors cesseront tous les bourdonnements .
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Elle essaie alors de coincer les choses
qui habitent le silence,
mais n'y arrive pas davantage .
Elle va finalement encercler les paroles
qui cohabitent.avec le silence,
alors se produit l'imprévu :
le silence se convertit en paroles
pour mieux protéger les paroles
qui cohabitent avec lui .
ressemblent alors beaucoup plus au silence
( pour René Char )
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Une arête dans la gorgeSeule la voix vide
peut parler du vide .
Ou de son ombre claire .
Poèmes extraits de ONZIEME POESIE VERTICALE,publiés aux Editions LETTRES VIVES, collection TERRE DE POESIE, dans la traduction de Fernand VERHESEN ( Edition bilingue ).
- Poésie verticale (Poesía vertical, 1958), traduit de l'espagnol et préfacé par Fernand Verhesen. Bruxelles, Éditions Le Cormier, 1962.
- Poésie verticale II (Segunda poesía vertical, 1963), traduit de l'espagnol et préfacé par Fernand Verhesen. Bruxelles, Éditions Le Cormier, 1965, 44 p.
- Poésie verticale, extraits de Poesía vertical (1958), Segunda poesía vertical (1963) et de Tercear poesía vertical (1965), édition bilingue, traduit de l'espagnol par Fernand Verhesen. Lausanne, Éditions Rencontre 1967, 96 p.
- Poésie verticale IV (Cuarta poesía vertical, 1969), traduit de l'espagnol et préfacé par Fernand Verhesen. Bruxelles, Éditions Le Cormier, 1972, 56 p.
- Poésie verticale (I à IV), extraits de Poesía vertical (1958), Segunda poesía vertical (1963), Tercear poesía vertical (1965) et de Cuarta poesía vertical (1969), édition bilingue, traduit de l'espagnol par Fernand Verhesen. Mons, Éditions Talus d’approche, 1996, 240 p.
- Poésie verticale, 225 poèmes, traduit de l'espagnol et préfacé par Roger Munier. Paris, Éditions Fayard, « L’Espace intérieur » n° 22, 1980, 256 p. — nouvelle édition augmentée de 52 poèmes : Éditions Fayard, « Poésie », 1989, 160 p.
- Poésie et création (Poesia y creación, 1980), dialogue avec Guillermo Boido, traduit de l'espagnol et préfacé par Fernand Verhesen. Le Muy, Éditions Unes, 1987, 160 p.
- Quinze poèmes, traduit de l'espagnol et préfacé par Roger Munier. Trans-en Provence, Éditions Unes, 1983, n. p. ; 2e édition : Le Muy, Éditions Unes, 1986, 32 p.
- Nouvelle poésie verticale, traduit de l'espagnol par Roger Munier. Paris, Éditions Lettres vives, « Terre de poésie » n° 2, 1984, 46 p.
- Neuvième poésie verticale (Novena poesía vertical, 1987), traduit de l'espagnol par Roger Munier. [Béthune], Éditions Brandes, 1986.
- Poésie verticale, édition bilingue, traduit de l'espagnol par Roger Munier, aquarelle de Lucie Ducel. Paris, Éditions M. D., 1987.
- Poésie verticale, traduction collective de l’espagnol, relue et complétée par Jacques Ancet, J. L. Clavé, Claude Esteban, Fernand Verhesen et Saúl Yurkievich, préface de Jean-Louis Giovannoni. Luzarches, Éditions Royaumont, « Les Cahiers de Royaumont » n° 9, 48 p. / fonds repris par les Éditions Creaphis, Grâne.
- Poésie et réalité (Poesia y realidad, 1987), discours d'intronisation, traduit de l'espagnol par Jean-Claude Masson. Paris, Éditions Lettres vives, « Terre de poésie » n° 9, 1987, 56 p.
- Onzième poésie verticale, Vingt-cinq poèmes (Undecima poesía vertical), édition bilingue, traduit de l'espagnol et préfacé par Fernand Verhesen. Bruxelles, Éditions Le Cormier, 1989, — réédition : Paris, Éditions Lettres vives, « Terre de poésie » n° 13, 1990, 64 p.
- Poésie verticale, Trente poèmes, édition bilingue, traduit de l'espagnol par Roger Munier. Le Muy, Éditions Unes, 1991, 70 p.
- Onzième poésie verticale, Trente poèmes, traduit de l'espagnol et préfacé par Fernand Verhesen. Châtelineau, Belgique, 1992.
- Fidélité à l’éclair, Conversations avec Daniel Gonzáles Dueñas et Alejandro Toledo (La fidelidad al relámpago. Una conversación con Roberto Juarroz, 1990), traduit de l'espagnol par Jacques Ancet. Paris, Éditions Lettres vives, « Terre de poésie » n° 40, 001, 80 p.
- Douzième poésie verticale (Duodécima poesía vertical, 1991), présentation de Michel Camus, édition bilingue, traduit de l'espagnol par Fernand Verhesen. Paris, Éditions La Différence, « Orphée » n° 147, 1993, 192 p.
- Treizième poésie verticale (Decimotercera poesía vertical, 1993, édition bilingue, traduit de l'espagnol par Roger Munier. Paris, Éditions José Corti, « Ibériques », 1993, 232 p.
- Poésie verticale I à IV, traduction Fernand Verhesen, Talus d'approche, Soignies, (Belgique), 1996.
- Fragments verticaux (Fragmentos verticales, 1997), traduit de l'espagnol par Silvia Baron Supervielle. Paris, Éditions José Corti, « En lisant, en écrivant », 1994, 174 p., Réédition en 2002
- Quatorzième poésie verticale (Decimocuarta poesía vertical, 1997), avant propos de Laura Cerrato, édition bilingue, traduit de l'espagnol par Silvia Baron Supervielle. Paris, Éditions José Corti, « Ibériques », 1997, 286 p.
- Quinzième poésie verticale (Decimoquinta poesía vertical), édition bilingue, traduit de l'espagnol par Jacques Ancet. Paris, Éditions José Corti, « Ibériques », septembre 2002, 96 p.