Roland Giguère
Né à Montréal en 1929, Roland Giguère étudie la typographie, la gravure et la lithographie à l'École des Arts graphiques de Montréal puis à Paris. Animé par l'amour du livre, il fonde, en 1949, les Éditions Erta, d'où naîtront plusieurs dizaines de beaux ouvrages faits de mots et d'images. Il retourne plusieurs années à Paris puis revient au Québec où il sera maquettiste et professeur en arts graphiques. Au cours de ces années, Roland Giguère publie plusieurs recueils de poèmes.
La publication, en 1965, d'une rétrospective de ses poèmes, L'Âge de la parole (1949-1960), marque une étape majeure dans la poésie québécoise, cristallisant les mouvements sourds puis l'effervescence qui animent la société d'alors.
Mais la force créatrice de Roland Giguère se déploie autant dans la dimension de son œuvre dessinée, gravée ou peinte. Au cours des trente dernières années, il continue d'écrire, mais son œuvre sera faite davantage de peintures et d'estampes. Il recevra le prix Borduas, en 1982, pour ses réalisations picturales, puis, en 1999, le prix David, pour sa poésie. Il sera ainsi, avec Fernand Dumont, le seul Québécois récipiendaire de deux prix du Québec dans des disciplines différentes.
Poète «naturel», selon Gaston Miron, Roland Giguère écrivait spontanément et retouchait peu, comme dans son œuvre picturale. Il a pourtant produit une œuvre empreinte de profondeur et d'élans universels, riche en même temps de clins d'œil et de séductions, de gravité et de plaisirs de la langue. Œuvre d'un enlumineur suprême, amoureux du papier, de l'encre et des couleurs.
Ce texte a été lu lors de la «cérémonie de la parole» en mémoire de Roland Giguère (1929-2003) tenue mercredi à Montréal.
Rappeler qui était Roland Giguère est une tâche particulièrement difficile aujourd'hui que l'ami Roland nous a pris de court, nous a pris au dépourvu.
Qui était donc Roland Giguère ? Je garderai de lui le souvenir de l'homme le plus libre et généreux que j'ai connu. Roland était un homme sans arrière-pensée autre que celle de la poésie. Sa discrétion était légendaire. Il était, certes, un homme secret. Pour le connaître vraiment, il fallait entrer dans son univers intérieur, qu'il nous révélait par le poème et le tableau.
Roland Giguère était d'abord un homme de la tendresse. De cette tendresse qui recouvre l'amitié et l'amour, la révolte et le rêve. Une personne tendre est celle qui reste sensible aux sentiments altruistes de l'amitié, de la compassion et de l'amour. Tendre comme dans «tendre la main». C'est en ce sens aussi qu'il était, qu'il est ce que j'appellerais un «pur poète».
Roland Giguère nous a tendu la main, il nous a tendu une main prête à libérer la parole. Cette main qu'il a mise au feu des signes, des lignes, des couleurs et des mots. Cette «main d'oeuvre», comme il aimait à dire. Cette main avec laquelle il mettait la nuit au jour. Du «pouvoir du noir» jusqu'aux «illuminures» de ses derniers poèmes publiés, des dessins en marge de ses poèmes jusqu'aux couleurs de ses tableaux qui créent l'espace du désir, ce poète, ce peintre qu'est Roland Giguère explore le paysage intérieur de sa vie, de nos vies.
L'oeuvre

La poésie de Giguère est habitée d'images fortes, comme si la métaphore devenait elle-même la vie. Ou comme si la vie devait être ce rêve d'un monde habitable. La poésie de Giguère, c'est celle des poèmes, des notes et des dessins de Forêt vierge folle, ce livre unique, souverain, dans l'esprit du surréalisme, qui était pour lui, rappelons-le, un sens de la révolte, «pour débusquer le subconscient, l'instinct, le rêve».
N'oublions pas non plus l'éditeur qu'a été Roland Giguère, avec son complice Claude Haeffely. N'oublions pas le graphiste, auteur de maquettes pour le théâtre du Nouveau Monde et pour les Éditions de l'Hexagone jusqu'au début des années 80. N'oublions pas non plus que Roland Giguère a inspiré la génération qui fondera l'Hexagone en 1953. Gaston Miron l'a reconnu haut et fort : Roland Giguère a été un des phares de son époque, de notre époque.
Aujourd'hui qu'il est entré dans notre mémoire, le dernier mot lui revient. Je vous redonne ce poème extrait du recueil Illuminures, dédié à Marthe, sa compagne, et dont j'ai eu l'honneur d'être l'éditeur à l'Hexagone en 1997. C'est un poème de la page 71, qui pourrait aussi évoquer cette constellation de poètes amis disparus depuis une dizaine d'années et dont fait partie aujourd'hui notre Roland Giguère :
Merci, Roland !
Jean Royer
pieds nus dans un jardin d'hélices
hier j'écrivais pour en arriver au sang
aujourd'hui j'écris amour délice et orgue
pour en arriver au cœur
par le chemin le plus tortueux
noueux noué
chemin des pierres trouées
pour en arriver où nous en sommes
pas très loin
un peu à gauche de la vertu
à droite du crime
qui a laissé une large tache de rouille
sur nos linges propres tendus au soleil
pour en arriver où
je me le demande
pour en arriver à l'antirouille
amour délice et orgue
ou pour en arriver au cœur tout simplement ?
(Forêt vierge folle, 1949)
Nos yeux s'ouvrent aujourd'hui
sur ce qui est nécessaire à l'éclair
pour traverser la nuit
nous nous sommes trop longtemps attardés
à l'éclair même
l'arbre qui dort rêve à ses racines
la mémoire chante sur la plage noircie.
(Forêt vierge folle,
l'Hexagone, coll. " Parcours ", 1978)
Un soir inutile et sans espoir
une nuit pourtant de tout repos
et ce matin qui ne dit rien
que des heures à venir.
(Illuminures, l'Hexagone, 1997)
En dessinant l'ombre portée de sa main
sur cette feuille libre et maculée
il effaça le nom de ce pays lointain
où jadis il fut le dernier arpenteur.
(Illuminures, l'Hexagone, 1997)
* * *
Un beau coucher de soleil
entre nous deux
la nuit tarde un peu
et la vie passe à côté
d'un grand moment.
***
Nous n'avons plus de temps
À Gaston Miron
Nous avons perdu le cours de l'histoire
nous n'avons plus le sens de la vie
nous avons oublié l'objet dans le tiroir
nous ne reviendrons plus ici
avant que tout ne soit changé en étoiles
en feuilles fraîches en chemins clairs
quand notre langue sera sans ombre
alors nous reviendrons de très loin
en habits de lumière
(Temps et lieux,
Montréal, l'Hexagone, 1988)

La main saigne au cœur du faire
la main traverse l'épreuve
la main signe à l'encre noire
et creuse sa ligne de vie sur le cuivre verni.
Main de gloire couronnée d'agates
main de taille et de coupe
main de cisaille et de burin
main de berceau
main de plomb pour suivre l'œil vif
main pour prendre et donner à voir
main de pierre calcaire où s'inscrit la mémoire
main forte d'ombres et d'éclairs
main à la roue libre
main à l'étoile
main ferme sur la gouge cherchant
dans le fil du poirier le fruit du hasard
main d'écarts et d'estompes
main d'oubli sur l'établi où reposent les outils fatigués
main de repentirs
main de retouches et de rehauts
main haute sur la feuille vierge
main de belles lettres
main de chiffres et de signature
main de maître.
La main suit la vie à la trace
la main trace la vie et modèle sa face
rien ne s'efface aujourd'hui.
(février 1997)