Patrick Laupin
Né en 1950 à Carcassonne. Il vit aujourd’hui à Lyon. Co-fondateur et principal animateur des Éditions Le Bel Aujourd’hui, Patrick Laupin est l’auteur d’une œuvre généreuse et diversifiée qui se porte au plus près de l’humaine condition.
Le Vingt-deux octobre, avec des lavis de Henri Jaboulay, Cadex, 1995.
La Rumeur libre, avec des dessins de Joël Frémiot, Paroles d'Aube, 1993.
Les Visages et les voix, avec des photographies de Yves Neyrolles, Cadex, 1991. Réédition chez Comp'Act en 2001.
Le Dessin lui-même, avec des dessins de Louise Hornung, Éditions Comp'Act, 1987.
Le Jour l'aurore, Éditions Comp'Act, 1981. Réédition en 1987.
J'aurais aimé pourtant encore
la rue Paul-Sysley et la gare de l'Est
les voies de triage désaffectées
l'entrepôt à ciel ouvert sous les garages d'arbres
le lierre sous la varangue, désastre musical
l'odeur de mazout et le cri rauque de la micheline
à midi dans le tremblé très seul du lilas
mais il est tard
tout est détruit
les trains ne partent plus
le mal d'un siècle divague
comme une éternité jetée à quai
dans le soir inépuisable
qui ne sait plus où poser ses pas
In "Le Sentiment d'être seul" © Paroles d'Aube, 1997
On ne peut pas écrire la pluie
On ne peut pas écrire la pluie, encore moins la décrire, d'ailleurs ici c'est vraiment l'orage et il faudrait inventer un langage égal au choc physique de la pluie, à son tintement mat de rivière verbale, au défi de sa chute limpide, cataracte incolore dans les gestes énervés du vent. Il faudrait déplier jusqu'au vertige la genèse incarnée de ces phonèmes - or/âge - comme si la vie seule maintenue dans cette eau temporelle et la longévité de sa surprise donnaient justement un équivalent de prise silencieuse dans le corps muet de celui qui regarde. Éberlué presque par ce geste enfantin des gouttes qui s'éparpillent, tintinnabulent cristallines sur tôles ou rebond sonore de pierrailles, jet d'eau clairsemé en essaim de fraîcheur, ondée capricieuse chargée de rumeur, nuages charriés de branche en branche qui détrempent très vite l'humeur de l'atmosphère. Et soudain c'est un vrombissement de course nocturne, tout le ciel s'ouvre, il fait violet, mauve, dans le poing forcené de noirceur, et l'irradiante opale des éclairs en tête de la fureur. D'ailleurs tout craque et se venge, passage des corps célestes à qui semble ordonné de laver quelque faute première. La pluie produit ce vertige chaviré de nuit indolore dans la détresse muette du corps, seul le monde physique lapidé au-dehors informe de l'intensité du caractère. Même la main posée au départ de la pluie pour la cueillir ou saluer en ondée familière est chassée sans merci par le gouffre monstrueux du vent qui roule depuis les creux déchaînés d'atmosphère. Abrités dans l'esquif de nos villages à flanc de montagne dans la tourmente, nous sommes vraiment les proies silencieuses de la pluie. Elle déplie une verrière sensible, sensitive de vide, une eau première translucide, une durée spirituelle. Un rideau froid de pluie qui tombe nous rappelle d'instinct et de foudre les limites de notre propre corps, nous qui restons requis comme jamais derrière les vitres et les plis en cretonne de la fenêtre à la regarder s'abattre, sourdre, rebondir en gésine, frapper d'aplat soyeux, enragé, la célérité froide, sourde, et miraculeuse de sa tête de course. Vague transparente où la colère dévale un bruit qui dort. Comme elle affaisse et relève les minces particules d'éléments, on dirait des girouettes de rivières ou un océan dans l'eau furieuse qui navigue. Elle gire, appareil des eaux du temps, broie l'avarice du ciel, franchit le crêt torrentiel, libère ce barrage providentiel. On ne peut comparer à rien le miracle lapidaire de la pluie car c'est de la gaieté sensorielle et muette de notre corps qu'elle provient.
Extrait de "Les Visages et les voix" © Cadex, 1991