Interview de Vénus Khoury-Ghata

Publié le par la freniere

 
Par Olympia Alberti
 

Dans ta jeunesse, qu’est-ce que c’était, pour toi, écrire de la poésie ?
-Je m’y suis jetée pour écrire à la place de mon frère, qui ne pouvait plus écrire. Mon père l’avait fait jeter dans un hôpital psychiatrique, parce que je voulais retrouver l’émotion qui me traversait quand il me lisait ses poèmes.

C’était vivre, alors, écrire, c’était retrouver de la vie ?
- Complètement.

Pourquoi ce remplacement du frère ? Cela ressemble à une reprise de flambeau, une forme de résistance ?
-Parce qu’il était la seule source d’émotions, dans cette maison, où il n’y avait jamais de mots doux, jamais de mots d’amour, où l’on ne savait pas se parler, dire les choses ; où les douleurs devaient rester silencieuses. Lorsque j’avais mal au ventre, je me jetais sur mon lit, je mordais les draps, mais je ne devais rien dire, on ne pouvait compter sur la compassion de personne.

D’où le titre « Compassion des pierres »...
-Oui… j’en prends conscience, là, parce que tu le soulignes. Il faut parfois être lue comme ça, dedans, pour se sentir comprise.

Mais ta mère, quand même ?
- Ma mère, par soumission à son mari, était devenue comme lui, du silence sur tout. Mon père était un moine défroqué qui s’était marié par inadvertance, psychorigide, n’exprimant jamais de sentiments. Les émotions étaient étouffées, étranglées dans les non-dits.

Poète avant tout, qu’est-ce qui fait que tu as écrit aussi des romans ?
- Régine Déforges m’a dit « je publie des romans de poètes » : Le con d’Irène, d’Aragon, un roman de Mandiargues… . Je lance une collection, L’or du temps, j’aimerais que tu me donnes un texte en prose. Alors je lui ai donné Alma cousue main, un livre dont j’avais un peu honte. Publié il y a trente ans, et que je n’ai accepté de voir ressortir aujourd’hui… que pour des raisons matérielles.

Comment as-tu pu concilier roman et poème – chacun de nous y a sa façon personnelle ?
- Je n’ai jamais écrit les deux en même temps, mais l’un après l’autre. Quand je me sens à l’étroit, je vais vers le roman plus vaste, je peux aller dans les recoins, les détails. J’ai coutume de dire que pour moi, écrire un roman, c’est escalader une montagne pas à pas, lentement, en faisant des efforts. Ecrire des poèmes, c’est dévaler la pente à toute vitesse, dégringoler. Le roman est un petit train omnibus, le poème est un TGV.

Te lire, c’est savoir que l’on retrouve dans ton œuvre des thèmes obsessifs, récurrents quel que soit le genre : la mort, l’absence, le deuil, la souffrance lancinante, les ombres de ceux qui sont partis. Il s’agirait donc d’une simple différence de respiration ?
- Oui, c’est exactement ma démarche. Tous les sujets, je les appréhende d’abord par la poésie. Par exemple, pour mes rapports avec le Liban déchiré, j’écris d’abord Les ombres et leurs cris, ces poèmes qui ont reçu Le Prix Apollinaire. Puis j’écris le roman, Vacarme pour une lune morte. Pour le Mexique, j’y vais, j’écris Fables pour un peuple d’argile, des poèmes donc, et puis après j’écris le roman, La Maestra.
Une fois appréhendées les odeurs, les goûts du lieu, du sujet, je vais dans la prose, sa richesse.

Tu as été récemment approchée de près par le risque de mort douloureuse d’un enfant. Est-ce que cela va te faire écrire autrement de la mort, de la perte ?
- Non, je n’ai pas osé m’approprier cela, qui appartient à ma fille. Mais j’ai déversé mon angoisse dans un roman où je parle de mort, qui se situe aussi bien en Afghanistan, en Iran, un pays lointain – où on lapide une femme.

Un pays lointain, dis-tu … Comme s’il te fallait tenir la douleur à distance ? Il te fallait transmuer ta douleur en lapidation ?
- Oui, dans la scène de lapidation de la femme, c’est ma douleur que je lapide sans doute.

(Propos recueillis le 27 septembre 2005)

 
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