Julien Gracq

Publié le par la freniere


Ancien élève de l'École normale supérieure (promotion 1930), et de l'École libre des sciences politiques, agrégé d'histoire et de géographie en 1934, il fait une carrière de professeur aux lycées de Quimper, Nantes, Amiens et au lycée Claude-Bernard de Paris.

Après le refus de Gallimard, il publie sa première œuvre, Au château d'Argol, chez l'éditeur José Corti auquel il restera toujours fidèle. André Breton remarque le roman et contribue aux premiers remous de la critique littéraire. Gracq restera fidèle à l'esprit surréaliste, et à la personne de Breton, sans jamais appartenir au mouvement.

La découverte en 1943 de Sur les falaises de marbre, le roman emblématique d'Ernst Jünger, est pour Gracq une véritable révélation : on retrouvera de nombreuses similitudes stylistiques et thématiques dans ses productions suivantes.

Ayant publié en 1950 dans la revue Empédocle un pamphlet féroce, La Littérature à l'estomac , sur la situation de la littérature et sur les prix littéraires, Gracq reste cohérent avec lui-même en refusant l'année suivante le prix Goncourt pour Le Rivage des Syrtes, ce qui provoque une tempête médiatique.

Il publie en 1958 Un balcon en forêt, un roman qui prend appui sur son expérience de soldat dans les Ardennes au début de la Seconde Guerre mondiale et qui renouvelle le thème de la naissance de l'amour dans le contexte ambigu et finalement tragique de la « Drôle de guerre ». Touché par le caractère étrange du personnage féminin et de la situation amoureuse, le metteur en scène Michel Mitrani en tirera en 1979 une adaptation cinématographique qui conserve le même titre.

À partir des années soixante, il publie plusieurs textes de critique littéraire (Préférences ; Lettrines I ; Lettrines II ; En lisant, en écrivant) où transparaissent son immense culture et son acuité critique.

Toujours à l'écart du parisianisme et des médias et fidèle à son éditeur José Corti, il continue à publier, en particulier des notes de lectures qu'il intitule "Lettrines".

 
 Devant soi oeuvre et nom de poète

par François Bon

C'est devant soi oeuvre et nom de poète.

Il y a des auteurs qui vous accompagnent. D'autres sont des chocs parfois définitifs, des aiguillages, mais on n'y revient pas. Ceux-ci imposent leur présence lente, obstinée. Livres qu'on emporte quand on change pour un temps de maison et qu'on n'en choisit que quelques-uns. Des livres dont on dirait, parce qu'on change soi, qu'eux aussi ils continuent de mûrir entre temps. Ce ne sont pas des banalités à dire : à mesure qu'on spécifie, se rétrécit la liste des noms. Cette poignée de livres, maintenant complétés par les deux blocs épais du Pléiade, je n'ai jamais su vraiment où les mettre, dans la bibliothèque. C'est des détails, mais je m'aperçois qu'en face de moi, parmi les autres qui couvrent les murs, ils sont les seuls à avoir été rangés horizontalement. Oeuvre où les titres s'empilent pan sur pan, plus solide à l'horizontale parce qu'inconsciemment c'est l'image qu'on en a, une oeuvre d'assise : empilés, les Corti, chronologiquement. À côté il y a Kafka, en allemand et français, et de l'autre des livres en anglais, Lowry, Carver, Faulkner. En dessous c'est seulement Littré. Gracq je l'ai mis là. À part. Hors langue.

Livres qui vous accompagnent, c'est d'abord énoncer ce besoin d'y revenir, de reprendre. La dernière passe, c'était avant l'été. Ça dû commencer par reprendre La Presqu'île, et de là passer aux Eaux étroites, et puis repartir dans... et vivre encore une fois cinq semaines dans le compagnonnage unique. Compagnonnage, cela définirait encore une autre singularité, qui sans doute le choquerait, lui, dans la solitude depuis quoi il nous parle : lisant, l'impression que l'oeuvre écoute. Que l'oeuvre attend notre réponse intérieure pour entamer la phrase suivante. Je crois que c'est ainsi que je définirais la plus haute rareté de cette oeuvre : ce minuscule secret qu'on cherche à entendre chez chaque auteur qui compte.

Pourtant, Gracq m'a souvent et beaucoup mis en colère. Je n'aime pas, nulle part, ce qu'il dit de Proust. Comme une jalousie nécessaire, un besoin de tirer sur la bande pour s'éloigner, trouver sa marque, presque comme en régate. Je n'aime pas ce qu'il dit du roman pour prendre, lui, distance. Je n'aime pas ses italiques. Je n'aime pas son texte injuste sur Saint-John Perse, pourtant lui aussi « d'Atlantique ». Mais ces colères sont pourtant, chaque fois, un renouvellement de lecture. On n'est pas d'accord avec lui, mais il nous a emmené à un endroit très précis, une vue sur langue, où on n'était pas allé. Je relis rarement les récits, parce que le rituel qui y ramène est plus grave. Mais les Lettrines, et l'immense En lisant en écrivant, ils sont constamment réouverts. Pas abîmés pourtant, puisque tellement de fois on les a offerts, prêtés sans reprendre, rachetés n'importe où en France au passage chez un ami libraire.

À Gracq on doit de nous remettre dans les bonnes ornières. Les ornières difficultueuses, ce dont la raison ne nous débarrasse pas. Relire Lautréamont, reprendre une nouvelle fois la Chartreuse de Parme ou Jules Verne, parce que ce qu'on aimait avant Gracq, lui nous y ramène et nous y renforce. Je crois que Gracq m'a pris si entier, depuis si longtemps, parce que depuis bien plus tôt j'étais lecteur d'un seul écrivain, Balzac. Je crois que la singularité du rapport que j'ai à Gracq, c'est d'y avoir trouvé le seul qui, même dans Les Eaux étroites, même dans le si mystérieux Cophétua, nous restitue en plein dans notre siècle le mystère le plus aigu de Balzac et Nerval : livres qui font se perdre dans l'immédiat réel. La lecture de Béatrix par Gracq m'a permis d'attendre l'écriture en un temps où les repères qui m'aidaient ne pouvaient en aucun cas être partagés, même avec les amis les plus proches (Bergounioux, liras-tu Balzac un jour?). L'auteur qu'on aime est un guide, par la confiance qu'on y prend. On relit, et, dans l'impasse où on est, quelque chose obscurément se dénoue. La novation et le chamboulement que c'est de parler littérature comme de l'intérieur, il n'y a pas à le commenter, mais je n'ai nulle part encore vu écrit comme nous pouvions, de notre côté, le ressentir aussi fondamental.

Le mystère des très grands, où Gracq fut initié, c'est cette communion enfin de la fiction et de la terre. Qu'une terre ne peut plus être traversée qu'autant qu'elle a été écrite. C'est le cas pour Rabelais, Balzac, Nerval, et très peu. Quand on passe sur l'autoroute, entre Angers et Nantes, près d'où on le sait, de l'autre côté du fleuve qu'on ne franchit pas, par discrétion (dans chaque université étrangère pourtant immanquablement on en trouve, de ces fidèles qui ont franchi le fleuve, sont entrés à l'épicerie ou à la boulangerie pour vérifier que c'était vrai), on sait que là sont les eaux étroites, et que le livre est une surface du monde. Guérande est une presqu'île plus publique. Là on ose. On va dans les petites gares. On s'arrête à une terrasse. On voudrait savoir quels étaient la marque et le type de la voiture (Pléiade dit Deux-Chevaux Citroën, parce qu'il est dit que la voiture lève le derrière quand on la gare : mais ça c'était toutes les voitures, sur nos bas-côtés de routes de campagne). En arpentant la presqu'île réelle, c'est un art énigmatique de la phrase qu'on voudrait comprendre. Et c'est aussi cette forêt bretonne où on voudrait un jour aller, verte dans une faille de roches. Ou bien en marchant sur les grands Causses. Les mots île de Ré comme ils changent, si c'est dans Lettrines qu'on les trouve. Ou bien dans un train, et on a le front collé aux vitres, un jour qu'on traverse les Ardennes.

Un livre a pour titre un hémistiche de Baudelaire. Il désigne ce que Baudelaire a entrevu, ce qui change dans les villes, mais que notre vision superpose parce que, dans notre machine mentale, rien n'a changé. C'est un livre trompeur parce que, la première fois qu'on le lit, qu'on est de l'ouest et des villages, qu'on a été interne en lycée, on le lit uniquement dans l'idée que vous est révélé votre propre univers. À la seconde lecture seulement, l'impression de pyramide : cela, qui ici s'écrit, n'avait jamais été introduit dans la langue. La nouveauté de ce livre nous en sépare. Il faut longtemps pour accommoder. Maintenant, peu à peu, lui aussi entre comme Cophétua dans le compagnonnage : ce livre est une telle novation de forme, une telle radicalité dans l'épousaille du réel et du temps, que le temps n'est pas prêt à le recevoir. On en veut moins au mépris de l'époque pour ce qui lui est donné de meilleur : La forme d'une ville est un livre pour demain seulement.

Vient à nous pourtant cette longue marche du temps, la guerre deux fois traversée, l'homme à pied dans la guerre et la boue, comme l'alter ego (encore je suppose qu'ils ne se sont jamais rencontrés ni parlés), l'autre géant de nos actuels tordeurs de mots, le Perpignanais qui lui est contemporain, Claude Simon : combien sommes-nous à désormais les mettre ensemble et si près, au moins dans la dette, et quand bien même cela ne leur plairait pas? Et c'est l'homme à pied traversant les bombardements, et les villes détruites qui encore sont les nôtres, Nantes ou Caen. À nous ne fut pas donnée cette proximité de l'histoire en renverse, qu'ils nous enseignent du dedans et c'est leçon violente, nécessaire (eux deux ensemble sans se croiser, aux mêmes temps, dans des Flandres par eux éternelles). C'est l'homme toujours à pied marchant dans la forêt vers son définitif balcon, unique et singulier balcon dans la grande littérature française.

Le seul mot qui me vienne, et qui me semble assez solide pour enfermer tout ça, c'est celui-ci : respect. À vous, Julien Gracq, respect.

 
Œuvres 
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Seules, presque toujours, en matière d’analyse littéraire, me convainquent par leur justesse immédiate les remarques qui naissent d’une observation presque ponctuelle (les remarques de Proust sur l’emploi de l’imparfait chez Flaubert, précises quant à leur objet, limitées quant à leur portée, en seraient un bon exemple). Tout ce qui théorise, tout ce qui généralise par trop dans la “science de la littérature”, et même dans la simple critique, me paraît sujet à caution. Un impressionnisme à multiples facettes, analogue à ces fragments de cartes à très grande échelle, impossibles à assembler exactement entre eux, mais aussi, pris un à un, presque rigoureusement fidèles, c’est peut-être la meilleure carte qu’on puisse dresser des voies et des moyens, des provinces et des chemins de la littérature. 

 
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Il s'agit d'appliquer au chaos brouillé des données mentales et des petits accidents de la vie qu'on mène, un procédé de lecture, une grille qui permette de lire le sens de la vie en tant qu'elle échappe à notre influence.

 
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Ecrivain : quelqu’un qui croit sentir que quelque chose, par moments, demande à acquérir par son entremise le genre d’existence que donne le langage. Genre d’existence dont le public est le vérificateur capricieux, intermittent, et peu sûr, et l’auteur le seul garant fiable. Le public est un réseau qu’on peut toujours court-circuiter sans que rien d’essentiel au phénomène littéraire s’annule : le voyant témoin qui s’allume dans la cervelle de l’auteur est nécessaire et suffisant. Le courant qui passe au fil de la plume ne va vers personne ; il faudrait en finir une bonne fois avec l’image égarante des " chers lecteurs " levés à l’horizon de l’écritoire et de l’écrivain, ainsi qu’à celui d’un orateur public la foule dans laquelle il transvase la liqueur enivrante. La littérature va du moi confus et aphasique au moi informé par l’intermédiaire des mots, rien de plus : le public n’est admis à cet acte d’autosatisfaction qu’au titre de voyeur, et généralement contre espèces – et c’est, je le concède, dans cette affaire, le côté peu ragoûtant.

 
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Les marques de l’ancien lien de sujétion entre colonisateurs et colonisés, protecteurs et protégés, restent indélébiles des deux côtés. "Libre" et "libéré" ne sont pas synonymes ; ce n’est que quand la liberté a effacé derrière elle, avec le temps, sa genèse et son histoire qu’elle est vraiment libre, libre comme l’air, comme l’air qu’on respire sans y penser. Bienheureuse inconscience à laquelle seuls quelques pays anglo-saxons ou nordiques semblent avoir vraiment accédé ! Tout le reste de la planète, dans cette stase post-coloniale que nous vivons, relève — anciens maîtres comme anciens sujets — de refoulement ténébreux, d’une psychanalyse des foules qui n’a pas encore été inventée. Le libéré sent qu’il devrait être libre plus quelque chose, qui viendrait le payer de son arriéré de servitude ; le libérateur, qui se sent pousser après coup une fibre paternelle, regarde amèrement lui tourner le dos un fils prodigue qui ne reviendra pas.

 
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En littérature, je n’ai plus de confrères. Dans l’espace d’un demi-siècle, les us et coutumes neufs de la corporation m’ont laissé en arrière un à un au fil des années. J’ignore non seulement l’ordinateur, le CD-Rom et le traitement de texte, mais même la machine à écrire, le livre de poche, et, d’une façon générale, les voies et moyens de promotion modernes qui font prospérer les ouvrages de belles-lettres. Je prends rang, professionnellement, parmi les survivances folkloriques appréciées qu’on signale aux étrangers, auprès du pain Poilâne, et des jambons fumés chez l’habitant.

 
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Julien Gracq
 

Publié dans Les marcheurs de rêve

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A
Bonne année bien sûr ! <br /> Bonsoir et avis aux courrageux, j'ai publié 30 poêmes oubliés de 2006 aujourd'hui... donc si ça te dit !...