Monique Laederach

Publié le par la freniere


Née en 1938 aux Brenets, frontière française, Monique Laederach étudie la musique à Vienne, puis les lettres à Neuchâtel. Poétesse romancière, critique littéraire engagée, Monique Laederach a enseigné jusqu'en 1998, et conservé au-delà de cette date des charges de cours au Séminaire de français moderne de l'Université de Neuchâtel. Bilingue français-allemand, Monique Laederach a en outre beaucoup traduit, avec enthousiasme. Elle a accompli plusieurs tournées de conférences, en Grande-Bretagne, Scandinavie, Etat-Unis, Canada, Mexique, et participé à plusieurs colloques, festivals, etc. Monique Laederach s'est éteinte à Peseux en mars 2004.

 
 
Bibliographie
 
L'Etain la source, poèmes, L'Aire, 1970
Pénélope, poème, L'Aire, 1971
La ballade des faméliques baladins de la Grande Tanière
, poèmes, Cahiers du Bateleur, 1974
J'habiterai mon nom, poème, L'Age d'Homme, 1977
Jusqu'à ce que l'été devienne une chambre, poème, E. Vernay, 1978
Stéphanie, récit, L'Aire, 1978
La partition, poèmes, L'Aire, 1982
Trop petits pour Dieu, roman, L'Aire, 1986
J'ai rêvé Lara debout, roman, Zoé, 1990
La femme séparée
, roman, coéd. (L'Aire/Fayard, 1982), L'Age d'homme, 1993
Si vivre est tel,
poèmes, L'Age d'Homme/Ecrit des Forges (Québec), 1998 - avec un CD des poèmes lus par l'auteure.
La trahison, Ed. de La Nouvelle Revue Neuchâteloise, 1999
Je n'ai pas dansé dans l'île, L'Age d'Homme, 2000
L'ombre où m'attire ta main
, L'Association pour l'aide à la création littéraire, 2001.
Ce chant mon amour, poèmes, L'Age d'Homme, 2001
La langue et le politique : enquête auprès de quelques écrivains suisses de langue française,
éd., conc. et préf. par Patrick Amstutz, postf. de Daniel Maggetti, Editions de L'Aire, Vevey, 2001.
Les Noces de Cana, roman, L'Age d'Homme, (1996) 2002
Trop petits pour Dieu
, Editions de L'Aire, collection, l'Aire bleue, 2002
Poésie complète, Editions L'Age d'Homme, 2003.
Flèche dérobée au vent,
Roman, Editions L'Age d'Homme, Coll. Contemporains, 2003
 
 

Monique Laederach, avec Ce chant mon amour vous revenez à la poésie après presque 4 ans. Entretemps, vous avez publié trois oeuvres narratives. Dans le passé aussi: vous avez eu une longue période uniquement poétique (1970-1978), puis une vaste production de romans (1978-1996, avec deux exceptions). Sentez-vous aujourd'hui une discontinuité entre votre oeuvre de poète et celle de romancière?

Ma première période poétique est due à mon incapacité, à l'époque, d'écrire de la prose avec, au centre, un personnage féminin. J'avais trop lu de romans, ils étaient écrits presque sans exception par des hommes, et, très manifestement, je ne pouvais imaginer la littérature qu'au "masculin" - quoi que cela veuille dire. En poésie, le "je" est infiniment moins sexué ; c'est la raison pour laquelle je suis restée cantonnée aussi longtemps dans cette voie. Mais, mis à part la question de la forme, je n'ai pas le sentiment d'une discontinuité entre les genres que j'aborde. Que ce soit en poésie ou en prose, et même en écriture théâtrale, mon sujet a toujours à faire avec l'identité.

Dans votre poésie, il y a toujours présence de personnages (ce qui n'est pas typique de la poésie romande, plutôt éthérée). Est-ce que c'est le personnage qui vous donne la première impulsion d'écriture et vous dirige vers un genre ou vers l'autre?

Ce n'est pas tellement le personnage qui me pousse vers la prose ou la poésie, mais ce que je veux dire de moi à travers ce personnage. Si ce sont des moments, et leur intensité, ce sera la poésie, et je lui donnerai ma voix lyrique. Si j'ai besoin d'un développement dans le temps de ce personnage-miroir, ce sera la prose. La poésie est chant. Une histoire ne peut se raconter que dans la durée, donc dans le romanesque ou le théâtral. - Bien sûr, il y a de la poésie narrative, mais il ne m'est jamais venu à l'esprit d'en écrire.

Ce chant mon amour aborde votre "thème d'élection", (la "féminitude") avec deux figures mythologiques (Psyché et Eurydice ) en reprenant une démarche présente dans Pénélope (1971, et dans certaines de vos pièces de théâtre). En quoi exactement le mythe vous semble-t-il encore "parlant" aujourd'hui, surtout après l'expérience plus "réaliste" des romans?

Un mythe a, comme les vrais contes de fées, la particularité de ne jamais s'épuiser, quelle que soit l'interprétation qu'on lui donne ou l'actualisation qu'on en fait. Il se restructure tel quel après usage, si je puis dire, et se retrouve intact. En outre, presque tous les mythes auxquels je fais référence sont assez connus, et peuvent servir de "pont" entre moi, le texte et le lecteur. Il peut aussi donner un cadre plus étendu au lyrisme, dans la mesure où il se réfère à une histoire, donc à une situation. Et comme chacun perçoit un mythe selon sa personnalité propre, celui-ci lui donne un espace supplémentaire d'interprétation personnelle possible.

Il y a une très belle remarque de Dario Fo sur Oedipe et l'Orestiade: "Il s'agissait d'oeuvres commanditées par le pouvoir de la polis (grecque) pour une propagande de grand style qui hissait le mâle au pouvoir, dans la clé de l'absolu, du mythique et du religieux; tout cela à l'encontre de la tradition archaïque et rurale, qui voyait plutôt la femme comme élément sacré, non seulement génitrice, mais aussi source de culture, et dépositaire des biens de la tradition". Il me semble que, justement, "vos mythes" sont relus dans cette direction politique.

Lorsque vous employez le mot "politique", je suis un peu gênée, comme si vous introduisiez là une notion qui n'a rien à faire avec la poésie. La parole politique est partielle et partiale - c'est une constatation que j'ai faite dans la praxis. Mais, évidemment, la question de l'identité, et particulièrement, de l'identité féminine est bel et bien une question politique. Seulement, je ne l'aborde pas avec des mots politiciens, au contraire: avec ceux de l'identité profonde. Pour faire émerger une femme hors de la "féminitude" , il ne suffit pas de la théoriser. Il convient de lui donner des instruments où elle se reconnaisse. En fait, une femme n'est dans la "féminitude" que par la comparaison ou la complémentarité; alors, plutôt qu'à un renversement de perspective, je souscrirais également à la thèse jungienne de l'animus et anima, c'est-à-dire d'une complémentarité des voix masculine et féminine. Ce qui est relativement nouveau là-dedans, c'est que je donne la parole aux femmes. La relation est vue par elles.

La solitude de Psyché: sa façon d'aimer (le mystère, la dépendance) intériorise la culture (masculine). Et une certaine idée romantique de l'amour qui a été véhiculée aussi par la poésie. Croyez-vous que la poésie a été, par le passé, une façon culturelle de donner un rôle passif à la femme?

Là, vous abordez une question extrêmement importante, et dont il nous faudra encore débattre. J'ai souvent parlé de ce sujet lors de conférences, et il y a un livre, La poétique du mâle de Michelle Coquillat, qui analyse ce phénomène. En effet, la littérature (et pas seulement la poésie) a été l'instrument privilégié d'écrivains qui, dès la "mort de Dieu" ont voulu prendre sa place, et se sont convaincus qu'ils étaient des "créateurs de droit divin", donc, des égaux de Dieu. Leur création n'était pas charnelle, bien sûr, et c'était probablement cela leur frustration originelle. Par conséquent, ils ont systématiquement évacué le corporel - le lieu de la femme - en le déclarant infâme (cf. Baudelaire: "La femme est naturelle - donc abominable"). Mais comme il faut être deux, un principe masculin et un principe féminin, ils ont fait appel, pour leur "création" à une image de femme décorporalisée, artificielle et passive, dont le meilleur exemple est la "muse"et la muse "vierge". «O muse, contiens-toi / Attends que l'heure vienne où tu puisses parler. / Endure le spectacle en vierge résignée» (Victor Hugo). Je fais là un résumé évidemment drastique, et très incomplet. Mais l'amorce est là.

Eurydice telle qu'elle est communément racontée, nous propose, elle, l'image de "celle qui ne devait pas chanter", parce que la poésie était destinée aux hommes.

Oui, c'est la lecture qui a été faite très longtemps de ce mythe. Dans l'encyclopédie Larousse, il y a deux mots sous Eurydice: "épouse d'Orphée"; c'est sous le nom d'Orphée que l'on trouve le détail de la légende. En fait, et non seulement pour moi, Eurydice n'est pas "celle qui ne devait pas chanter"; elle est celle "sans qui il n'y a pas de chant possible". Elle est essentiellement indispensable au chant. La preuve: privé d'Eurydice, Orphée ne chante plus. C'est sa voix qu'il a perdue avec sa femme. On n'insiste jamais sur la cause réelle de sa descente aux Enfers; mais c'est son chant qu'il va y chercher.

Il y a un paradoxe très beau dans vos travaux poétiques: la structure se rattache aux mythes ettrouve sa force de propulsion dans une idée intellectuelle (et aussi politique) de la poésie. En même temps, on dirait toujours que la matière verbale est extrêmement chaude, charnelle.

J'ai envie de dire qu'il y a simultanéité, ou dialectique. D'une part, un mythe parle aussi, et très fort, à l'affectif et au corporel (songez à Oedipe!), et d'autre part, nommer, ou formuler, est déjà à mi-chemin d'une rationalisation du sentiment, ou de l'émotion, ou de tout ce qui est lié à la vie. L'idée même qui préside à l'écriture provient de mon vécu (passé ou contemporain), un vécu qui n'est ni intellectuel seulement, ni affectif seulement. Plus encore : la musique, le rythme font partie de la "traduction" de ce qui est en moi.

Une question plus délicate: j'ose la poser, parce que le rapport avec le corps a toujours été au centre de votre travail. Vous sortez d'une période de maladie très éprouvante: on perçoit la présence de ce passage dans Je n'ai pas dansé dans l'île, mais aussi dans Ce chant. Est-ce que cette condition (et aussi la nouvelle condition de liberté que vous accorde la fin de votre engagement scolaire) ont changé votre façon d'écrire et votre façon de vous approcher de ce "corps autre" qu’est le texte en gestation?

La disponibilité dont je jouis maintenant, juste freinée par, en effet, la maladie, me permet de ne pas perdre un personnage, ou un sujet, un thème parce que j'aurais la tête prise ailleurs. Je gagne ainsi beaucoup de temps, et j'ai le sentiment de forer encore mieux les mots. - Oui : le texte (en gestation ou déjà écrit) est un corps, vous avez raison. Mais pendant que j'écris, la fusion entre le texte et moi est encore totale (d'où l'irruption de vécus contemporains) ; il devient "corps autre" à l'instant où il est soumis à un autre regard.

Vous avez aussi augmenté (il me semble) votre activité de traductrice de l'allemand. Ainsi, vous avez traduit énormément de poésie (notamment pour le Culturactif): avez-vous l'impression que ce travail s'est noué à votre écriture poétique?

Pour traduire, il faut descendre très loin dans les mots. Pas seulement pour leurs sens, mais également pour leur place, leur couleur, leur rythme, etc. C'est donc un enrichissement . Car il y a une assez grande part d'intuition dans l'écriture poétique. On est souvent fasciné par un aspect de la formulation, et on cesse de contrôler d'autres aspects. C'est là que se glissent les lapsus (pour le dire brièvement) et ce qu'on veut appeler "inspiration". Ce n'est pas du hasard, ce qu'on écrit ; mais tout n'est pas aussi maîtrisé qu'on le croit, surtout en poésie. Par ailleurs, je suis certaine que le " métier " développé en écrivant de la poésie est un atout majeur pour la traduction. Après tout, on pratique constamment avec les mots et tout ce qu'il y a autour d'eux; on a donc non seulement une aisance certaine dans le domaine verbal, mais aussi une palette plus ample.

Pierre Lepori

 
 
Mais la jeune fille se bouche les oreilles,
Elle crie :
Si je ne parle pas, il ne peut rien m’arriver !
 
Il suffit que je garde la voix dedans
Tout entière exactement à la place où
Je l’ai entendue,
Intime comme elle était.
Là. Là où il y a ce trou maintenant,
Cette famine.
 
Si je sors ma voix, tu comprends, dit-elle,
Elle sera là, dehors, devant moi,
Toute mon intimité sera comme une

Lessive intime jetée devant les chiens des yeux des gens.

 
Ne crie pas, dis-je. Ne crie pas,
Ma chérie.
 
Mais elle se bouche les oreilles avec les poings,
Elle n’entend pas, elle dit :
Ces ouvertures. Toutes ces ouvertures.
Ces écoulements ces embouchures ces pertes
Ces pénétrations, toujours, toujours.
Tout ça qui entre et qui sort et qui suinte
Qui intoxique qui pullule
Qui pollue –
 
Ce n’est rien, dis-je.
Toutes les filles sont comme ça.
Mange.
Tu oublieras le trou qui est dedans.
 
Non, dit-elle. Non.
Et je vois dans ses yeux cette
Violence des néons, et comme des
Peintures sur le béton,
Mickey mouse mangeant un mac donald
Au son de quatre ou huit
Haut-parleurs,
Hard rock, tu comprends,
Tandis que dans un container transparent
Ruisselle un sucre d’érable sur des
Imitations plastique de gaufres
Tellement appétissantes
Que tes dents
Crissent -
Et révèlent la famine.
 
Elle crie :
Personne ne me touche.
Personne ne me touche vraiment.
Ils touchent plastique, dit-elle,
Et chaque regard est un trou.
 
Ce n’est rien, ma chérie.
Mange.
Tu auras des cheveux. Des seins.
Tes mains auront une peau toute pleine.
Tu ne sentiras plus le trou qui est dedans.
Toutes les filles sont comme ça, ma chérie.
 

In Si vivre est tel, L’Âge d’Homme-Écrits des Forges

 
Monique Laederach    
 
 
 

Publié dans Les marcheurs de rêve

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