À perdre la raison
Je crois que ce fût cela, que c’est toujours cela, que cela sera sans fin, et peut-être n’y a-t-il pas eu de commencement non plus : aimer à perdre la raison. Peut-être depuis toujours il y avait, il y a, cette certitude du seul amour valable, à perdre la raison, l’amour pas raisonnable du tout, l’amour sans queue ni tête, l’amour en dehors de tout ce qui a pu s’imaginer jusque là. Un absolu de non sens, de sens perdu sans raison voulue, sans point d’attache et sans ancrage. Une folie, elle l’a dit. Elle a dit “ Je crois qu’elle est folle, je crois qu’elle est à la limite de la folie“. L’insulte, ce n’était pas de me croire folle, mais de m’y croire “à la limite“ Je suis hors limite, c’est trop de raison que de garder encore l’œil sur les limites. Je revendique la folie d’aimer dans toute son ultime splendeur, en grande totalité, et s’il vous plaît, pas de convenances élémentaires : il faut aimer à perdre la raison, ou pas du tout. Perdre la raison jusqu’au point de non-retour. L’amour alors sera mérité.
Il fallait effacer jusqu’à la sagesse, surtout les conformités, ces choses molles inconsistantes et sans intérêt, construites pour durer, comme ils disaient ; les entrelacs, les entrechats ; toutes les petites choses futiles, petites petites, les mesquineries, les ricanements, les sourires, les airs penchés, les apitoiements, les atermoiements. Les mensonges, les connivences, les passages ô gué ô gué sans gaieté et sans escadrons. Sans chanter, sans sourire : qui pourrait raison perdre en chantant ?
Aimer à perdre tous les sens, toutes les humeurs et jusqu’à l’humour. Libération totale de soi de tout ce qu’on a appris, ce qu’on nous a appris. Les grands principes, les grands mots, les gardes fous. S’envoler par-dessus la barrière, ne plus se tenir a rien. VOLER.
Raison perdue, aimer sans savoir où nous allions. Sans jamais rien dire. Surtout pas le mot, celui que nous ne pensions même pas. Sans interdit : seulement un arrêt, l’invisible barrière : ne rien prononcer. Que la lumière soit, si on veut, mais pas le mot.
On ne prononce pas l’amour. Nous avons raison perdue, tant pis, tant mieux ; on verra si c’était mieux avant quand on s‘accrochait à des rites, à des principes, à des normes établies et sempiternelles histoires morales dégoulinantes d‘amertumes engrangées. Ou bien mieux maintenant folie en tête, bonnet voltigeant, moulins aux grands bras, rires à tue-larmes et rossinantes aventureuses.
Libres debout et nus, loin si près, sans visages et sans voix, yeux dans les yeux loin du regard. A perdre haleine. A perdre la face. A perdre la raison. Jusqu’à se perdre. Jusqu’à se retrouver, se respirer, se dire, se lire. Jusqu’à l’un dans l’autre et l’un de l’autre et raison perdue retrouvée peut-être et sinon pas grave : on fera sans.
Sans rime ni raison, le seul amour qui vaille.