Du sang dans mes neiges
Adolescent, je désirais tout sans rêver à rien, sauf au rien de Transsibérien, à commencer par-là. Chaque année, j’ajoutais au premier des trains une voiture, repeinte aux couleurs de ma lecture de Gogol, avec les yeux de Raspoutine. Mes instincts avaient leur convoi, ou bloqué dans les glaces, ou violent de vitesses. De Moscou à Vladivostok, je les étirais roulants, sifflants, noirs de la fumée échevelée des bûchers d’autrefois, réactualisés par mon rythme. Taïga m’était une sonorité chère, avec quelques autres, telle Novossibirsk. Je comptais les siècles qui me séparaient d’une fête avec les moujiks, dans un Baïkal de vodka. Je n’avais pas lu Cendrars, une lacune qui dura plus que de raison. Ce qui m’importait, c’était la démesure du mot : Transsibérien, plus fort que transatlantique ou que transsubstantiation. J’entrais en transes pour Sibérie, déesse froide, inhumaine, pourtant vertigineuse. C’était l’époque où Souvenirs de la maison des morts m’apprenait le bagne à domicile. L’irréchauffable enfer, plein de colosses brisés, à l’enseigne du Knout. J’étais frère en pages tragiques, en signes de souffrance slave, de l’immense Dostoïevski. J’avais de son sang dans mes neiges.
Marcel Moreau