Emmanuel Cocke
Non, Emmanuel Cocke n'est pas un auteur que l'on lit pour se détendre, pas plus qu'on ne le recommande à ses proches lorsqu'ils se cherchent une lecture pour agrémenter leur séjour à Cayo Coco. Même à mes amis littéraires, je n'oserais pas le conseiller, de peur qu'ils me prennent pour un désaxé. L'Emmanuscrit de la mère morte, paru en 1972 aux éditions du Jour, épuisé et introuvable en librairie, doit-il pour autant être condamné à l'oubli? À travers la lecture de ce roman, une question me revenait sans cesse : pourquoi est-ce que je lis ça? :
«Le caméranain a même le loisir d'appuyer de temps à autre, du bout d'un pied, sur une pédale reliée à la caméra, pédale qui a été baptisée «ON-OFF» par son inventeur, puisqu'en état de marche elle est au vert, enfoncée au «ON», alors qu'en état de disgrâce elle est au rouge, défoncée au «OFF», à moins qu'elle ne soit la propriété de l'Office National du Film et que le type chargé de graver les lettres O N F n'ait été en état d'ébriété; cette pédale peut être baudelairienne, rimbaldienne, tolstoïenne, éolienne ou vespasienne, et tout ce qui se termine par «ienne», sauf «hyène» (pas parce que «hyène» prend un «y» mais parce que «hyène» commence et se termine en même temps par la consonnance «ienne»). Ainsi, si on appuie dessus, l'image à laquelle on songe simultanément apparaît en surimpression à l'image normalement filmée. Donc, si le caméranain imagine «Le jugement dernier» de Michel-Ange alors que Virago entre en transe, ça fait symbolique et très moral. Par contre s'il se souvient qu'une baleine bleue peut avoir un pénis de deux mètres à deux mètres et demi alors que Dieuble et Philip font des choses avec leur sexe et le corps de cette même Virago, ça fait vachement appel à la censure.»
Emmanuel Cocke est né en 1945 à Nantes, non pas dans les Cantons de l'Est, mais en France, d'un père philosophe et d'une mère suicidée. À 20 ans, il émigre à Montréal où il se lit d'amitié avec Claude Gauvreau, entre autres, qui n'est pas, lui non-plus, un poète très fréquentable si tu cherches à t'initier à la poésie ou à offrir un recueil en cadeau à ta tante qui aime Christian Bobin. À ce Gauvreau, Cocke écrit :
«Pour te dire que tu n'as jamais été fou, que l'Utopie existe, et que rester sain d'esprit est un combat contre les Écoeurants qui font passer les Purs-Sincères pour de dangereux paranoïaques. Tu dois rire, à les voir t'arroser d'encens apostolico-apocalyptique, toi qui n'avait pour système que ton âme ayant fait le plein des sens; les Juges ne seront jamais jugés, ils disparaîtront d'eux-mêmes quand l'homme sera homme.»
L'Emmanuscrit de la mère morte est dédié à la «mère suicidée». Le suicide, pour Emmanuel Cocke apparaît comme étant un fait déjà accompli :
«Walter Vandermeer est mort à 12 ans, moi je suis mort à zéro an, et j'en ai vingt-cinq, vous vous rendez compte.»
Hypersensibilité face au monde, qui rappelle (ou annonce) une Nelly Arcan. :
«Les violences sont partout, depuis la violence feutrée et hypocrite des mafias de commerce ou des chapelles intellectuelles qui s'accapare le gâteau de la vie sans en céder une seule miette avec ou sans sucre, jusqu'aux violences politiques, raciales, sociales, lesquelles tuent une jeunesse de plus en plus lucide et belle, mais brimée, déconcertée par l'imbroglio général, par le côté officiel de la bordélisation de tout ce qui ose être sur terre, attaquée dans ses odeurs libres, joujou de quelques vieux schnocks coupables d'avoir signé l'acte de mise à mort de Che Guevara, et des autres symboles de cette jeunesse belle et lucide.»
Non, ce n'est pas un réquisitoire révolutionnaire que ce roman, et les élans humanistes qui s'y trouvent se réduisent sans doute à la seule citation précédente. L'Emmanuscrit de la mère morte est violemment anti-humaniste et cherche par tous les moyens, à la manière d'un Bataille, de penser l'impossible, ou d'un Blanchot, d'écrire aux limites. La démarche de Cocke est de tendre un piège :
«Le lecteur commence sa lecture en s'identifiant au héros du roman» (révérend père Sartre, cité en prétexte).
Rapidement, cette phrase très optimiste «ne saurait que perdre les pédales».
Ainsi, le narrateur entre en jeu en te parlant directement : «et encore aujourd'hui je ne regrette pas d'être parti de la maison conjugale où le verbe aimer se conjuguait entre la télévision et le frigidaire» pour s'annihiler rapidement dans le personnage de Dieuble : «c'est pas pour rien que je suis Dieuble à présent, et que j'abandonne tout imparfait, tout passé, pour plonger dans le présent le plus total» et se placer à l'envie en position omnisciente : «Comme il était d'humeur absente et qu'il n'était pas parfait, il se reléguait dans un imparfait loin du présent.»
Emmanuel Cocke est mort le 19 septembre 1973, à 28 ans, à Pondichéry, en Inde, après avoir pris une tasse en se baignant, «fidèle à sa légende suicidaire», dira Élène Cliche. Selon cette dernière, «chez Emmanuel Cocke, l'ardent vouloir-écrire, le désir brûlant de produire une oeuvre et de se construire une légende, enfin le processus même d'engendrement est beaucoup plus important et séduisant que ce qui en résulte, les livres produits.» [...] «Les fluctuations de cette alacrité incluront nécessairement et grossièrement les ratages et retombées médiocres du mouvement, constituant par conséquent une esthétique du discours amphigourique, compréhensible et incompréhensible, délibérément brouillon, sauvage, cru, discontinu, à vitesses différentes».
Emmanuel Cocke, un écrivain si mineur qu'il ne fait pas partie de l'Anthologie de la littérature québécoise de Michel Laurin, oublié (ou boudé) après avoir enflammé la critique au début des années 70. Pour revenir à l'interrogation principale : «Pourquoi est-ce que je lis ça?», je dirais que nous tenons en Emmanuel Cocke notre philosophe du dehors. Nous aimons ce qui nous réconforte, ce que nous connaissons, les histoires déjà lues, les endroits où l'on est déjà allé, les structures inconscientes qui nous parlent. Vous dire si j'ai détesté lire Emmanuel Cocke vous révèle précisément à quel point je l'ai trouvé intéressant et pertinent.
Bibliographie
- Va voir au ciel si j'y suis (1971)
- L'emmanuscrit de la mère morte (1972)
- Louve storée (1973)
- Sexe-Fiction (1973)
- Sexe pour sang (1974, posthume)
- L'exquis cadavre [collection d'inédits] (2013, posthume)
Trois rééditions sont venues souligner le 40e anniversaire de la mort - à l'âge de 28 ans - d'Emmanuel Cocke, journaliste, cinéaste, chanteur, romancier, poète et one-man-show qui s'était expatrié de France pour venir au Québec s'acoquiner avec les Gauvreau, Charlebois et Péloquin de ce monde, plongeant dans la «Noramérique» hypermoderne qui allait nourrir son oeuvre éclatée, hallucinée.
Bien installé dans la contre-culture, Cocke s'écartillait gaillardement les états de conscience. Libre, imagée, provocatrice, excitante, sa plume demeure encore aujourd'hui d'un étonnant avant-gardisme.
Trois éditeurs se sont partagé la tache de réunir l'essentiel, dont Tête première, qui se plonge dans Va voir au ciel si j'y suis et dans L'emmanuscrit de la mère-morte, deux récits livrés tête bêche, l'un préfacé par Victor Lévy-Beaulieu, l'autre introduite par Gauvreau.
En ces pages: images fulgurantes et pensées muries, dérives formelles et néologhorrées littéraires savoureuses, folie, douce, hystérique ou lunaire. Un doigt de polar paranoïde, une once de S.F. névrosée, une touche de chronique gonzo. Des écrits drôles et pathétiques, poétiques et trashy, sur lesquels planent des chairs érogènes capiteuses et un parfum de morituri te salutant. Cela évoque tant Hunter S. Thompson que Bukowski et Vian, tant le surréalisme et l'automatisme que l'oulipo. Difficile à suivre, parfois... mais quel plaisir, quand on a la tête à ça!
La maison d'édition Coups de tête réunit trois nouvelles «érotico-déjantées» signées Cocke, Louve Story, Sexe pour sang et Sexe-fiction. Poètes de brousse réédite le beau n'importe quoi qui constitue L'Exquis cadavre.
Un auteur à part et important, à redécouvrir d'urgence.
Yves Bergeras Le Droit
Ginette Letondal chante Emmanuel Cocke
Remarquable, tant par sa beauté que par son talent, Ginette Letondal est une comédienne et une actrice québécoise née à Montréal en 1930. Elle est issue d'une famille où la tradition musicale occupait une place importante. Elle a participé à de nombreuses séries télévisées, films et pièces de théâtre en France et au Canada. Elle est la nièce du comédien, acteur hollywoodien et scripteur radiophonique, Henri Letondal.
Comme bien des comédiens et des comédiennes de son époque, Ginette Letondal possédait aussi un talent d'interprète qu'elle a démontré, en autres, sur le disque Ginette Letondal chante Emmanuel Cocke.