Je m'appelle toujours Ossip Mandelstam
Non ce n’est pas une migraine.
C’est ce qui reste d’une grande tâche
et qui palpite encore
dans le vide.
J’ai tant de mal à respirer, Nadja.
Comme on reste couché sur la paillasse
à regarder le plafond : une oppression si grande
que le mot oppression ne peut la contenir.
Ces baraquements sont une fosse commune
où chacun partage sa mort. J’entends
les lentes pensées des autres chercher
à tâtons une fenêtre dans la chambrée.
Aussi nettement
que cette odeur d’urine partout.
Finalement j’ai appris
dissous dans la fièvre et l’excrément
à penser avec le corps.
Et le courant d’air qui traverse la chambrée
(d’où vient-il ?) me donne des forces.
Quelqu’un respire pour moi.
J’arrive à croire que je me soulève
sur un bras pour regarder par la fenêtre.
On durait que rien n’a changé :
le paysage vide, le manque d’oxygène, l’odeur sibérienne de solitude,
tout est pareil. Le père des peuples savait en détail
de quoi est fait le royaume de la mort. Il vivait
déjà comme si le pays n’existait pas.
Ses yeux avaient pour regard une froide paranoïa,
Sa moustache était une colère gris-loup qui flairait
une autre Russie dans sa Russie,
un pays qui rend le pays visible.
Avec des étoiles basses, images élastiques,
qui donnaient le signal qu’il exigeait.
Comme ceux qui administrent la réalité
craignent la poésie, cette inattendue résistance
qui permet de voir clairement.
Il leur fallait tout simplement étouffer ma voix.
Me supprimer de la mémoire des lecteurs
comme on supprime une page de l’encyclopédie.
Car celui qui n’a personne pour l’écouter
est étouffé par ses propres paroles.
Maintenant cinq respirations profondes
Me disent que tu as sauvé mes manuscrits,
Et qu’ils sont plusieurs à me lire. L’un d’eux
tourne une page : il me donne des mots pour voir.
Je fixe le cadre vide de la fenêtre. Ce seau
dans le coin : puanteur ébréchée de l’idéologie.
Je vois très clairement que je suis mort.
Que ça ne change rien.
D’autres mots quittent ma bouche
et s’agitent dans le vide d’ici.
On me trouvera pouilleux de poésie
bien que la pièce soit désinfectée.
Nul n’écrit après sa mort, dis-tu.
C’est faux, Nadja !
Si je m’arrêtais,
ton cœur s’arrêterait de battre
et la Russie resterait une idée déserte.
(…)
Kjell Epsmark
Transcrit du suédois par Jean-Clarence Lambert