Jean-Claude Pirotte, le poète en cavale

Publié le par la freniere

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Jean-Claude Pirotte, le poète en cavale, est mort. Ancien avocat ayant fui la justice belge, poète magnifique et célébré, il se battait contre le cancer depuis plusieurs années. Il avait 74 ans.

 

Dans un livre récent, Jean-Claude Pirotte écrivait: «Ma propre disparition a eu lieu plusieurs fois.» On apprend avec une grande tristesse qu’il est mort dans la nuit de vendredi à samedi, en Belgique. Il avait 74 ans.

 

Natif de Namur comme Michaux, Pirotte est l’enfant unique d’une famille bourgeoise. Sa mère, «terrifiante parce que trop parfaite», est professeur d’allemand. Son père enseigne le français, puis entre en politique. Militant, le père. Résistant pendant la guerre. Froid comme un militant. Dur comme un résistant. Pirotte se met très jeune à le haïr. Il a raconté lui avoir brandi un couteau à cran d’arrêt au visage quand il avait 14 ans, mais c’était dans un livre façon Pirotte, plein de souvenirs et d’inventions, alors on ne peut pas affirmer comme ça, dans un journal sérieux, que l’anecdote est vraie.

 

Comme il arrive parfois à ceux qui n’aiment pas leurs parents, Pirotte lit beaucoup. A onze ans, comme il arrive souvent à ceux qui lisent beaucoup, il se met à écrire et découvre cette belle «passion simple» de la poésie. Il quitte la maison familiale, et finit par trouver refuge chez un linguiste nommé William Prins. Il voyage avec les Prins, lit avec les Prins. Il devient un petit Prins.

 

Adulte, on le retrouve avocat à Namur. Il n’écrit pas. Il a bien publié trois petits recueils à la fin de la vingtaine, mais il préfère désormais plaider. Il mène grand train. Il impressionne, en ville, avec ses jolis bolides. Il officie dans un des plus gros cabinets de la ville. Il défend «ceux à qui l’on refuse le droit de parler». Des déserteurs, des grands bandits.

Pirotte, fuyard céleste

Il fréquente beaucoup lesdits bandits. En 1975, il est accusé d’avoir aidé un détenu à s’évader. Délit chevaleresque qu’il nie avoir commis. Il est tout de même rayé du barreau et condamné à dix-huit mois ferme. Plutôt que de proclamer son innocence depuis son cachot, plutôt que de faire ce plaisir aux juges, il prend la fuite, dans une MG rouge.

 

Chez Pirotte, c’est toujours la même chose : quand Pirotte tombe, Pirotte se relève. Comme on renoue avec le bonheur, il devient un fuyard céleste, un clandestin qui se promène avec bonhommie dans le Jura, en Charente, en Bourgogne, en Catalogne, au Portugal, jusqu’à la péremption de sa peine, en 1981. Episode légendaire pour les pirottiens. Il revient en Belgique. Il se remet à écrire et peindre.

 

Lui qui avait publié quelques petites choses poétiques à la fin de la vingtaine, il se remet à écrire. Il pioche dans sa lourde mémoire, celle de son enfance triste et de sa cavale vagabonde. Il publie «Journal moche» puis «la Pluie à Rethel», son premier roman. Il est d’ailleurs étonnant qu’on le présente toujours comme un poète, lui qui a écrit «Cavale», «Boléro» ou «Absent de Bagdad». Des récits éblouissants de style et de liberté, où la vie est décrite comme «un chemin vicinal oublié» qu’on parcourt les mains dans les poches, sans trop savoir où on va. Ses livres sont obsessionnels, mélancoliques, indécis, comme un poète qui a pris la tangente.

Pirotte mis à prix

Pirotte a du succès. Il devient un de nos grands poètes. Il entre dans la famille des écrivains discrets et célébrés, comme Henri Calet ou son ami André Dhôtel. On voit peu sa gueule barbue à Paris. Il préfère les bistrots belges où on sert de la bière de trappiste. Il boit du vin surtout, du très bon, il en parle beaucoup et très bien. Le vin, chez Pirotte, c’est «le refuge ultime de la délicatesse et, disons le mot, de la civilisation.» Il fume beaucoup. Il est insomniaque. Il avoue être, aussi, un peu paresseux.

 

Il a beau avoir du succès, l’argent se met vite à manquer. Les droits d’auteur ne sont pas lourds, pour lui qui dit n’être «libre qu’avec les éditeurs qui ne paient pas». Il doit quitter sa maison flamande et s’installer dans le Jura, à Arbois. Il devra encore déménager à la fin des années 2000, toujours faute d’argent, parce que les poètes errants ne connaissent pas la retraite.

 

Il est pourtant lu. En 2006, pour «Une adolescence en Gueldre» («quelque chose qui ressemble à un roman», en dit-il), il obtient le prix des Deux Magots. En 2012, il reçoit le Grand prix de poésie de l’Académie française et le Goncourt de la poésie pour l’ensemble de son œuvre.

"J'ai connu le bonheur, je l'ai fui"

Et puis il y a ce cancer qui s’est déclaré un jour et qui ne l’a jamais vraiment lâché. Il ne finira pas d’être harcelé par ce crabe qui lui vaut d’être mutilé de partout. Grand corps malade, il continue pourtant à écrire.

 

En 2013, il publie «Brouillard», livre de souvenirs, comme toujours avec lui, qui s’ouvre lorsqu’on lui annonce qu’il «n’ir[a] pas loin», lorsque «des vocables aussi peu poétiques que chimiothérapie ou radiothérapie» envahissent son quotidien, lorsqu’il apprend que la mort le regarde de près, que cet «ancien cancer, que l’on croyait guéri (…) a lancé des métastases» un peu partout, «du cervelet aux surrénales en passant par l’oreille et les poumons.»

Finalement, on aurait du mal à dire si sa vie a été heureuse ou non. «J’ai connu le bonheur, je l’ai fui», écrit-il.

 

L’opprobre, le suicide de sa fille en 1991, la maladie et la dépression auront côtoyé la joie d’écrire et de peindre, le bonheur de l’errance et de la promenade, le privilège de n’être jamais trop sérieux, la consolation de savoir regarder un paysage comme s’il n’y avait rien de plus important, la gentillesse d’avoir su faire de la poésie avec cette matière sans forme qu’on appelle, par habitude, la vie humaine.

 

David Caviglioli   Le Nouvel Observateur

 

 

 

 

 

tu ne sauras jamais qui je suis
dit l’enfant je passe mon chemin
je vais vers les prairies lointaines,
où l’herbe chante à minuit près des saules
qui pleurent car c’est ainsi
que s’ouvre à mon cœur la musique fidèle
et que le monde enfin commence à vivre
et que je commence à mourir
tu ne me verras pas vieillir
ni ne reconnaîtras mon ombre
adossée au talus là où le sentier noir
se perd dans un fouillis d’épines
et les étoiles des compagnons blancs
 
tu as beau regarder sans cesse derrière
toi comme si tu craignais l’orage
et que tu te hâtais poursuivi par l’éclair
jamais tu ne surprendras mon sourire
tendrement cruel comme celui d’un tueur triste

 

Jean-Claude Pirotte

 

Publié dans Les marcheurs de rêve

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