La revanche de l'imperceptible

Publié le par la freniere

 

 « Il y a poésie dès lors que nous réalisons que nous ne possédons rien » (Cage). L'humilité est de bon conseil. Elle détourne des volontés de maîtriser le verbe qui conduisent à l'emphase. Sa clairvoyance incite à l'effacement indispensable au ressourcement des mots et à l'apparition d'agencements inattendus.

           

Il y a quelque chose d'incongru à tenir un discours sur l'humilité ! Ayant accepté d'en parler, je me limiterai aux bénéfices qu'on peut tirer de cette vertu dans la pratique de l'écriture.  

On est amené poétiquement à une humilité fondamentale puisque dans l'écriture poétique ou dans l'écriture d'une prose soutenue il s'agit d'acquérir un savoir-faire dont on ne doit pas faire étalage. L'écriture doit être dénuée de prétention à posséder son sujet. La plus belle phrase est celle qui semble donnée, non celle qui semble atteindre la maîtrise de l'expression. Celui qui écrit se met entre parenthèses dans l'attente d'une sorte de grâce. Et cette grâce ne nous sera donnée qu'à condition de renoncer à l'illusion d'une maîtrise. Il s'agit de déjouer le plus possible l'intentionnalité et d'attendre que quelque chose vienne nous surprendre dans l'acte même d'écrire. Lorsqu'on est bloqué sur une page, ce n'est pas avec la volonté forcenée d'en venir à bout, ni en accumulant des efforts dramatiques pour en finir que nous en sortirons. La plupart du temps tout se dénoue de façon insolite et telle que l'on a l'impression de n'y être pas pour grand-chose.

 

C'est pour cela que je ne déteste pas être dérangé. J'aime que le téléphone sonne. J'aime qu'on m'appelle ; j'aime être interrompu. Car plus je suis interrompu, plus en moi se ranime secrètement la chose en train de se faire, de sorte que bientôt la phrase ; trouve son équilibre. L'écrivain est donc tenu à un devoir d'humilité. Et si l'on réfléchit à quoi tient l'écriture, je ne crois pas que ce soit à l'originalité du discours ; nous venons bien tard... Donc tout se joue dans l'arrangement des mots ; la beauté des choses tient à ce qui est imperceptible. En effet celui qui écrit se voue à une sorte d'attention distraite portée à l'imperceptible. Donc plus on se détourne du discours et de la volonté de dire, plus on porte attention au rythme, à la musique, au souffle, au silence, plus on approche d'une phrase vivante. A l'inverse, plus on est dans la prétention plus on s'enfonce dans le ridicule.

 

Il y a peut-être deux conceptions de la poésie : l'une s'inscrit sur le fronton des monuments ; c'est une poésie qui finit dans le marbre. Et j'avoue être davantage attiré par une autre forme. J'aime le poème lorsqu'il s'évapore dans l'air, lorsqu'il flotte dans l'air, lorsqu'il devient un objet musical et qu'il s'évanouit. J'aime ce moment où le livre s'évapore. C'est un moment de grande jouissance. Car ce qui est écrit devient onde sonore entre celui qui lit et ceux qui écoutent. On a l'impression que le texte devient musique, et qu'il revient de loin, de là où il est parti : de la musique de la langue.

 

Pierre Lartigue

 

Propos recueillis par Gaëtane Lamarche-Vadel, publié dans la revue Autrement n° 8, septembre 1992


Publié dans Glanures

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