Libre, le libre-échange ?
D’entrée de jeu nous parlons de liberté style échangisme, sorte de club sélect où l’appétit dépend de la faim de l’autre. Je te donne ceci, car moi je veux cela de toi, ou, comme chantait Rosita Salvador : « Donne-moi ma chance ! » Or, dans ce club échangiste international, la culture, si elle est mentionnée, devient un prénom qui se prête à toutes les sauces, comme on dit. Comme si le mot était très friendly, correct, gentil, (oh ! thank you, thank you so much), et on passe vite à autre chose. L’inquiétude (très légitime, en passant) des industries fromagères est sans doute un symbole délicieux et olfactif de notre précarité. Qui finira par avaler qui ?
Cliché de dire que le Québec est pris entre de grosses pointures, soit l’aigle américain (plomb pas plomb dans l’aile, il vole toujours !) et la meute européenne (ce n’est pas parce que les loups ont disparu qu’ils ne colonisent pas encore l’imaginaire). Et si le Québec se faisait menaçant, qu’aurait le harfang des neiges pour appuyer ses menaces ?
Selon l’ancienne ministre de la Culture Louise Beaudoin, « le Québec doit prendre des mesures fiscales, financières et réglementaires, et toutes les autres mesures possibles que l’on peut imaginer, malgré le libre-échange, c’est là l’exemption culturelle ; et il faut avoir la volonté de le faire, trouver l’argent, puis faut décider de le faire », et de rajouter : « il faut signer des ententes bilatérales avec des pays qui soient plus équilibrées ». Quant à Jean-François Lisée, il veut mettre l’accent sur la représentation à l’étranger de nos événements culturels, et installer aussi au Québec une vitrine montrant nos démarches artistiques. Voeux laïques, quoi ! Qui les exaucera ? Quant à la diffusion de nos livres en France, la Toile reste, selon lui, le meilleur diffuseur. Pas sûr ! À ma proposition d’installer un centre culturel permanent à Paris, les prix immobiliers sont trop exorbitants… !
Alors, en ce début du Salon du livre de Montréal, quel avenir pour le livre québécois ? Dans la grande famille francophone, le livre québécois n’est pas fort en France ou en Belgique. Pourtant (mais oui, nous sommes un peuple tellement recevant !), le livre français n’a aucune difficulté à vivre ici, ce qui est loin d’être notre cas dans l’Hexagone. L’écart reste aussi grand que… l’Atlantique ! Qu’il y ait des ponts entre le Québec et les autres pays, c’est formidable. Mais ces ponts-là se métamorphoseront-ils à la vitesse de la lumière en pont Champlain ? Misère !
Le mot-clef de l’expression libre-échange est le mot économie, qui s’allume très Times Square, où les chiffres dansent en chorus lines amicaux. Les chiffres ! Il n’y en a que dix, et quelle place ils prennent ! Ils grandissent, se multiplient, gonflent tellement qu’ils tombent dans l’abstrait, comme la dette américaine. (Et n’oublions pas le triple six de la bête dans l’Apocalypse.) Quand vous pensez au mot économie, que voyez-vous ? Qu’imaginez-vous ? Avez-vous seulement le temps de penser en ces temps de 140 caractères ? (Encore là, la tyrannie des chiffres.) Or l’économie n’est pas une science exacte, d’où le krach de 1929 ?
La poésie prend les mots de tous les jours et s’en sert pour ausculter l’invisible, le domaine des émotions par exemple, ou les utopies, rendant concrète leur fiction. La poésie peut organiser le chaos. L’économie beaucoup moins, car elle se spécialise à engendrer d’autres chaos qui sont intrinsèques à son modus vivendi, comme les injustices sociales. On ne parlerait pas de libre-échange si les économies étaient toutes égales (c’est le poète qui rêve ici). Les mots sont un choix, les chiffres non ! « When you know how much you’ve got, you ain’t got much », disait Lmelda Marcos. Il est très facile de créer le délire chez les chiffres, ajoutez-y des zéros… Pour les 26 lettres de l’alphabet, on peut se rendre jusqu’au miracle de Marcel Proust ou de Marie-Claire Blais, de Baudelaire à Nicole Brossard. S’il n’y a pas assez de mots dans la langue française pour nommer tous les lacs du Québec, les chiffres, eux, peuvent enregistrer toutes les étoiles, visibles ou invisibles. Donc calculer flirte avec l’impossible pour finir en pleine abstraction. Or les mots font l’inverse. Comme dans la Genèse, ils nomment les animaux, les plantes, et organisent pour Adam et Ève le désordre dans lequel ils vivaient. (Et l’ennui les aurait menés à manger la Pomme Défendue… Mais ça, c’est une autre histoire…). Les chiffres, eux, non seulement ne contrôlent pas le chaos, mais ils peuvent facilement le créer, comme le prouvent sauvagement les dernières crises monétaires sur la valse à mille temps des milliards…
Je fais donc plus confiance aux mots qu’aux chiffres, même si ces derniers se veulent plus rassurants. Les mots sont riches d’histoires, et leurs racines étymologiques sont fascinantes. Les chiffres mettent une étiquette qui ne prouve rien. Le yo-yo de la Bourse est d’une monotonie désarmante, jusqu’au moment où l’élastique casse. J’aime la fidélité des mots. Je sais, on achète peu de choses avec les mots, mais en revanche on obtient beaucoup, comme de la compassion, de l’amitié, de l’amour. L’inverse est vrai. Mais c’est vous qui les employez, et non pas un nowhere perdu dans ses combines plus ou moins honnêtes. Comme Miron l’écrivait : « les mots nous regardent, ils nous demandent de partir avec eux ». Les chiffres ? La belle illusion ?
Les poètes n’ont pas de frontières. Ils sont si riches de vécu. Ils meurent à force de vivre. Et comme affirmait Cocteau : « Le poète n’est jamais là où on l’attend. » Le mot culture vaut cher pourtant. C’est une industrie au potentiel inouï puisqu’elle relève du domaine de la création. Voilà le mot qui inquiète. CRÉATION. Comment calcule-t-on ce mot-là quand il ne parle pas de création d’emploi ?
Créer sans penser au chiffre
Sinon le saisir par le cou
Et le frencher à l’exalter de désir
Lui donnant tout à coup une envie folle de faire sens
Le faire tourbillonner
À en rendre nul son karma
Et brillante son aura
Ces données terribles qui font tomber dans l’anonymat
Les désarrois
Les désastres
Les envies
Les règlements de comptes
Qui ne règlent rien
On compte les décomptes
Dans des ambiances de fin du monde
Une image vaut mille mots
Mille mots de quoi ?
Un seul mot peut tout dire
Quel est le vôtre ?
Jean-Paul Daoust Le Devoir