Marc Patin
La vie entière dépasse les limites volontaires de mon sang.
Marc Patin
Si vous aimez l’amour, vous qui vivez. Si vous aimez l’amour, vous aimerez Marc Patin. Si vous aimez l’amour, entre l’homme et la femme, entre tous les hommes et toutes les femmes, il y a toute la nuit et toute la terre, il y a l’immense total de toutes les nuits de toute la terre. Si vous aimez l’amour, entre l’homme et la femme, dans l’espace sans limites de la terre et de la nuit, à l’infini des perspectives tour à tour angoissantes, inquiétantes, délicieuses ou riantes de la chair, des lampes liquides flottent dans le feu en fusion, des fleurs de sang brillent dans les frondaisons de flammes, dans d’épais buissons d’eau verte ou blanche, tantôt vive ou tantôt morte, des bouquets de veines bleues ou rouges piquent des enchevêtrements de méduses, de longs coraux de regards souples. Si vous aimez l’amour, entre la femme et la nuit, entre la terre et la femme, il y a aussi toujours l’homme que désespérément elle aime et qui, par elle, est seul partout. Si vous aimez l’amour, entre l’homme et la nuit, entre la terre et l’homme, il y a encore et partout et toujours la femme. Si vous aimez l’amour, entre l’homme et la femme, il y a tout l’espace océan du surréel. De son vivant, Marc Patin n’a publié qu’une seule plaquette, en 1942. Cette dernière sera suivie, en 1945, par un court choix de poèmes édité à tirage limité par l’Imprimerie nationale, de manière posthume. Puis, plus rien. A vrai dire, Marc Patin semblait voué à l’oubli le plus injuste et le plus radical. Il fallut attendre 1990 pour que Guy Chambelland entreprenne la publication de deux plaquettes anthologiques, qui devaient voir le jour en 1992. Je me souviens de cette période, comme de l’enthousiasme de Guy sur sa découverte. Guy le poète, l’éditeur, l’animateur, le critique, le pamphlétaire ; Guy du Chablis, Guy des coups de gueule et des coups de cœur, Guy tout court, l’ami à qui nous devons beaucoup. Il a tant fait pour les poètes et la poésie qu’il faudra bien un jour que cela soit reconnu, au-delà du cercle des fidèles, quitte et surtout à déplaire à ceux qu’il qualifiait lui-même « de cuistres et de paltoquets ». Dès la publication - par Chambelland dans son « Pont sous l’eau » - des deux volumes de Marc, nous fûmes à même de découvrir le génie de ce poète en qui Paul Eluard, bien plus que son ami, avait salué son égal ; ce poète qui fut foudroyé dans la force de l’âge en 1944, non sans s’être distingué durant les années noires de l’Occupation, au sein du groupe surréaliste de la Main à Plume, comme l’une des voix les plus prometteuses de sa génération et du surréalisme. Comment expliquer alors ce silence inextricable autour du poète et de son œuvre ? Marc est mort jeune à l’âge de vingt-quatre ans, dans une époque trouble, et a peu publié de son vivant. Cependant ce silence n’est pas gratuit ; il a été entretenu par ceux qui n’hésitèrent pas à le lâcher et à le calomnier dans ce qui demeure la période la plus critique de Patin. Des accusations qu’il subit, Guy Chambelland sera le premier à démontrer l’absurdité et l’inanité, tout en saluant la « ferveur et les images aériennes » du poète. Il s’agissait d’un premier pas d’importance devant nous mener vers la « réhabilitation » de la mémoire de Marc Patin, comme vers la découverte de son œuvre.
En 2003, je devais « hériter » des archives de Marc Patin. Je restais sur la vision de ce merveilleux et jeune poète que Guy m’avait donné à lire. Je pensais aussi que la fleur de cette œuvre avait été rendue publique. Je fus surpris de prendre conscience que les poèmes édités ne correspondaient en réalité qu’à la face visible de l’iceberg de cette œuvre-vie ; que cette œuvre, bien qu’inachevée, incarnait assurément l’une des cimes du lyrisme poétique. Quelle ne fut pas mon émotion lorsque je pus me plonger dans la somme de tous ces poèmes, inédits pour la plupart, de tous ces documents, manuscrits, correspondances, comme de rencontrer les amis ou la famille de Marc ; autant dire, toute sa mémoire, son existence, qui ressurgissait enfin. Cependant, tout restait à faire et à dire, concernant sa vie et son œuvre. Il n’existait rien concernant directement Marc Patin. Rien, absolument rien, à l’exception de quatre plaquettes ou des revues surréalistes des années 40, aujourd’hui tout à fait introuvables. Cela constaté, le but de notre travail fut bien sûr de remédier à cette situation. En cela, il convient de rendre hommage à Jean Hoyaux (le meilleur ami de Marc Patin), ainsi qu’à Monique (la sœur du poète) qui, par leurs encouragements, leurs documents et témoignages, nous ont apporté une aide précieuse. Marc Patin est un grand poète surréaliste de l’amour que nous avons la joie de présenter, et non un poète qui ne devrait l’attention qu’au sort tragique qui fut le sien, dans une époque qui ne l’était pas moins. C’est un grand poète surréaliste de l’amour, qui sort enfin du purgatoire. Un poète dont les mots sculptent l’homme futur dont nous rêvons, mûrissent le meilleur de l’être certes, mais dans la fêlure du vivre. Après avoir crevé l’horizon qui l’enlace, la poésie de Marc a comblé l’espace, mer onirique qui nous appelle aux portes de la ville. Marc Patin, ce météore aux yeux d’homme, je le rencontre dans les rues sans noms du hasard. Je le rencontre comme on rencontre un frère qui a trop dormi ; qui a dormi sans nom depuis déjà trop longtemps. Je touche ses os et je connais déjà la forme de son front. A ses côtés, Vanina voyage avec la pluie et le beau temps. Vanina brûle dans l’huile de la vie, et je l’aime déjà du plus profond de mes rêves. Oui, si vous aimez l’amour, vous aimerez Marc Patin. Les lustres merveilleux des yeux inquiets, les lustres d'angoisse, tous les lustres brillent dans les chambres limpides de la vie. Ce ne sont plus les vestales qui l’entretiennent, le feu de joie de l’amour ne s’éteindra plus, abandonné comme il l’est aux caprices des magnifiques orages. C’en est fait de la nuit, à jamais marquée du sang immobile de la foudre. Que la jeunesse, belle comme le désespoir, furieusement se livre à tous les visages tentants et dangereux de l’espoir ! Si vous aimez l’amour… seulement si vous aimez l’amour… Vous aimerez Marc Patin…
Christophe Dauphin
(Extrait de Marc Patin, le surréalisme donne toujours raison à l’amour, Librairie-Galerie Racine, Les Hommes sans Epaules, 2006).
Bibliographie
Le temps du rêve, Supérieur Inconnu, 2008.
Les Vivants sont dehors, préface de Christophe Dauphin (poète), (revue Les Hommes sans épaules n°17/18, 2004)
Vanina ou l’Étrangère, préface de Guy Chambelland, (Le Pont sous l’eau, 1992)
Anthologie, postface de Guy Chambelland, (Le Pont sous l’eau, 1992)
Poèmes, préface de Jean Hoyaux, (revue Réalité n°1, 1945)
Quelques poèmes (Imprimerie nationale, 1945)
L’Amour n’est pas pour nous, suivi de Femme Magique (les éditions de la Main à Plume, 1942)
*
La mémoire
La nuit je pense à vous votre visage est devant moi au niveau des miroirs et des sables
Mère des bouquets et des arbres mère aux mains palpables
Je vous vois vous avez des rires entre les doigts
Et dans les yeux du sang véritable
Aux épines des routes l’orage laisse des lampes rouges
Le ciel est une roue dans les herbes brisées
Le chemin bordé d’aubes pend
Comme un linge à la corde des toits patients
Dans les paniers de la rivière une fille nue et blanche
Glisse ses seins et ses hanches
Face à l’absence face au vide qui la tente
Une fille nue et tendre frise distraitement
La verdure de ses jambes.
*
Un jour l’amour disparut
Elle pleure sur la margelle des puits
Où les oiseaux pétrifiés se sont engloutis
Un beau soir de granit
Sous les foulards de la peur
Elle caresse avec lenteur
Le chaton dur des fétiches de phosphore
Elle a pourtant rompu les amarres de ses fruits
Et lâché tout son sang
Dans une mer d'orties
Puisqu'elle est seule et malheureuse
Que n'oublie-t-elle plutôt la langueur de ces lanières flétries
Qui ligotent son corps au bord d'une tourbière de larmes
Elle que n'a jamais embrassée
Qu'un seul homme à la fois
Son ventre abrite de précieuses villes d'ambre mat
Et ses deux mains sont justement ces clefs tendres
Faites pour ouvrir les serrures des corridors de cendre
Que ne descend-elle donc dans ces voluptueuses chambres basses
Où l'on joue à l'amour comme aux cartes.
*
Aimer
Il est minuit dans les cages vertes
Minuit comme un chardon bleu dans du verre bleu
Comme une ombrelle ouverte dans le ciel vert
Il est minuit un feu mouillé coule sous l'écorce
Un feu biseauté et de roseau tranché
Un feu de fruit coupé
Derrière le rideau soulevé des rapaces écarlates
Il est minuit et le verre nocturne
Fend doucement la chair nocturne
Il est minuit comme un prisme
Au bout des seins de cette femme amoureuse
Qui tient une aile entre ses dents
Minuit comme un diamant
Sur le sexe tremblant de cette femme abandonnée
Qui jette des dragées blanches aux orties blanches
Il est minuit comme un pavot éclaté
Dans les yeux démesurés de cette femme solitaire
Qui fait tinter tout son sang dans la nuit
Minuit comme un couteau dans une orange
Au cœur rouge de cette femme triste
Qui veille au pied de ses statues mortes
Il est minuit comme un corbeau sur un œuf
Dans les mains pâles de cette femme nue
Qui joue avec de petits sabliers nus
Il est minuit entre les hommes
Comme un fût d'air entre deux faulx.
*
Terre disait la plus belle et ses yeux me regardaient
Le matin je n'ai que toi
J'ai des yeux qui te voient et des rires autour de tes rires
Sur la plage le matin un oiseau de nuit blanche
Aiguise entre ses griffes les couteaux du sable
Une volée d'arbres s'abat
Dans la neige d'un miroir
Et je suis nue moi dans ce miroir
Parmi l'herbe de mes jambes et de mes bras
Parmi l'herbe de mes seins
Le soleil se soulève dans mes mains
A l'ouest un coq de sable se défait
Les dix doigts de la rivière déshabillent la rivière
Et derrière la fenêtre et derrière moi
Me voilà
En tout semblable
A tout ce que tu vois.
Marc Patin