Marie Savard

Publié le par la freniere

«Je marche dans l'ombre d'une pensée sauvage et mal apprise», a écrit la poète, chansonnière, dramaturge et fondatrice des éditions de la Pleine Lune, Marie Savard, décédée le 16 janvier dernier, à l'âge de 76 ans.

Marie Savard publie son premier recueil de poésie, Les coins de l'Ove, aux éditions de l'Arc en 1965. La même année, sort son premier microsillon de chansons. L'artiste oscillera entre la musique — Québékiss, en 1971 — et l'écriture, entre la poésie et des textes pour Radio-Canada.

Elle a signé Bien à moi, «la première pièce explicitement féministe au Québec», qui raconte «un enterrement de femme mariée», selon Isabelle Boisclair, spécialiste de littérature québécoise et d'écriture féminine. La pièce est montée en 1970 au théâtre de Quat'Sous par le metteur en scène André Brassard. «Il venait de monter Les belles-soeurs et de vivre le scandale du joual. Ça donne un indice de sa carrure: ce n'était pas une sainte-nitouche. Or, Savard a écrit: "Je me rappelle la patience passive d'André, sa bonne volonté évidente et surtout, son honnêteté. Quand il nous fit comprendre, à [la comédienne] Dyne [Mousso] et à moi, qu'il était impuissant à mettre en scène une femme se masturbant et que le faire serait pour lui de la fausse représentation, cela nous toucha. Il nous laissa nous débrouiller seules et je l'en remercie de tout mon coeur."» La pièce ne sera publiée que dix ans plus tard.

C'est comme idéatrice et cofondatrice des éditions de la Pleine Lune que Marie Savard s'inscrit dans le paysage littéraire. Après avoir reçu pour un manuscrit des refus successifs, la poète réalise que les comités de lecture ne comptent aucune femme. Savard s'interroge sur un manque de sensibilité devant les sujets féminins. En 1975, elle crée avec quatre autres femmes une maison d'édition qui comblera cette lacune, rappelle Marie-Madeleine Raoult, actuelle directrice des éditions de la Pleine Lune. Le premier titre de la Pleine Lune, Le journal d'une folle, est d'ailleurs le manuscrit re-re-refusé de Savard.

Mme Raoult aura travaillé deux ans auprès de Marie Savard. «C'était une femme très intense, une poète quoi!, une grande animatrice capable de partager ses idées. Une femme lumineuse, une travailleuse solitaire. Je pense qu'elle ne s'est jamais vue vraiment comme éditrice. Elle était celle qui a eu l'éclair de dire: on y va, on fonde la première édition de femmes au Québec. Ce n'est pas rien.»

Son dernier recueil, Oratorio, Qué. (Forges), paraît en 2007. «Elles n'en revenaient pas de se voir si vieilles / dans ce miroir transparent de la vitrine / où elles vinrent au monde», y lit-on.

Une cérémonie-hommage se tiendra le 23 janvier à 15h, à l'église des Dominicains.

Catherine Lalonde  Le Devoir

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(Québec, le 15 août 1936 - le 16 janvier 2012 ) Poète, Marie Savard publiait son premier recueil aux Éditions de l’Arc en 1965 en même temps que son premier microsillon de chansons/poèmes. Elle écrira et enregistrera par la suite d’autres disques dont Québékiss en 1971. De 1961 à 1966, elle écrit des textes pour enfants à Radio-Canada, ce qui lui vaut, en 1962, une mise en nomination au Congrès du spectacle. Elle signe aussi plusieurs dramatiques pour la radio, dont Bien à moi diffusée en 1969 et rediffusée, en 1971 et 1980, en France, Belgique, Suisse et au Luxembourg. Ce texte sera d’ailleurs mis en scène au Théâtre de Quat’sous en février 1970 et réédité en édition bilingue aux Éditions Trois (1998).

 En octobre 1974, elle initiait les premières éditions de femmes au Québec, que furent les Éditions de la Pleine Lune, et y travaillera comme directrice littéraire jusqu’au 15 juin 1979.

On trouve de ses textes dans diverses revues littéraires comme Liberté, La barre du jour,Sorcières (Paris), Moebius, Litté/Réalité (York University, Toronto),Arcade etl’Arbre à Paroles (Belgique). Ces dernières années, elle a donné plusieurs lectures publiques et spectacles littéraires dans les maisons de la culture, festivals de littérature, salons du livre, et participé à des jurys pour l’attribution de bourses en création littéraire et de prix littéraires.




Oeuvres

Bien à moi, Laval : Éditions Trois, Turquoise, 1998
Les Chroniques d'une Seconde à l'Autre, fiction poétique, Montréal : Editions de la Pleine lune, 1988
Les Coins de l'Ove, Québec : Éditions de l'Arc 1965
La future antérieure, Laval : Éditions Trois, 2002
Le journal d'une folle, Montréal : Editions de la Pleine lune, 1975
Oratorio, Trois-Rivières : Écrits des forges, 2007
Poèmes et chansons, Montréal : Editions Triptyque, 1992
Sur l'air d'Iphigénie, Editions de la Pleine Lune, 1984
Te prends-tu pour une folle, Madame Chose ? (1978) collectif d'écriture

Discographie

Marie Savard (1965, Apex, ALF-1574).
Chanson de l'avenir; J'ai rencontré tes yeux; Tu as faim, tu as froid; Chanson douce; Le fou de l'océan; La neige chaude; L'acrobate; Blues; L'arme; Un pays; Terre brune; Prière en ville.

Marie Savard au Patriote (1966, Apex, ALF-1586).
J'arrive; L'oncle Tom; Je ris; Poème: Monsieur Toc; Je ne sais plus; Poussière; De la douceur; Rue d'Amérique; Poème: Neige chaude; Sonne blanc; Prière en ville.

Québékiss (1971, Zodiaque, ZO-6902).
Tannée; Ça fait que (par Dyne Mousso); Berçeuse; Mon homme est en chômage; La nuit du 16 octobre (avec Gilles Moreau); Pacifique canadien (par André Lejeune); Reel d'octobre (en duo avec André Lejeune); Lasting Sadness; On rentre chez nous (par Michel Chartrand); Québékiss.

La folle du logis (1981, Les Éditions de la pleine lune, CCL-33-165).
Est folle; Isabeau; La vie de factrie; Les femmes scrapées;- Courtisanes; Lettre à Jos; Il pense que je l'aime; Bonjour mon beau; Pacifique Canadien; Ave Maria blues; Berceuse du pays.

Les chroniques d'une seconde à l'autre (1988, Pleine Lune, RSB4-108 Cs).
L'idiote aux puits; Lac. (Poème de 60 pages auquel sont intégrées deux chansons).

*

 


sont scrapées
toutes les femmes scrapées dans leur tête
les femmes taillées au couteau de la logique théorique
pour se faire une raison
une garde-folle
la ligne blanche du raisonnement
les bandelettes de la courtisane-guerrière
pleine de peur et de reproches
le corset-carrière
[...]

 

 

Aurions-nous caché la racine en brouillant les traces
Aurions-nous perdu la vue depuis si longtemps
que tous nos mots d’amour en seraient devenus aphones
D’où vient cet air d’aller au doigt et à l’œil
d’un très grand architecte solitaire et guerrier
maître d’œuvre de tout de toute éternité
Sommes-nous de poussières rapaillées
au souffle de ce trop grand pour habiter parmi nous
moi et les fils de ma mère
Quels tristes clones sommes-nous
Que nous a-t-il fallu croire pour oublier
que la terre respire

 

***
Sur la route des nuages au-dessus du fleuve
j’ai vu la marche funèbre des étoiles consternées
Dans la maison de sa mère où elle se tenait
vous avez pris ma bien-aimée
et vous l’avez remise "à garder les vignes
pendant que sa vigne
à elle
elle ne l’a pas gardée" *
Vous m’avez fait un tort irréparable
à moi et aux fils de ma mère
vous avez pris ma bien-aimée
 

 

Ce que disent les étoiles
sur la route des nuages au-dessus du fleuve
c’est la constellation de vos égarements
de votre déréliction
votre dénégation
d’elle
ma bien-aimée
car, dans la chambre de celle qui l’avait eue
qui l’avait mise au monde
vous avez pris ma bien-aimée
et vous l’avez tuée
et c’est sur sa tombe que vous avez bâti votre Église
 

 

À chaque fois
disent encore les étoiles à mesure que j’avance
au-dessus du fleuve
à chaque fois qu’une femme meurt
de main de maître
l’irréparable s’empile
l’instinct de mort ressort
le samedi soir
par habitude ou par trop-plein
de mots d’amour qui ont perdu la voix
l’irrémédiable crie au miracle
il tue
 

 

IL EST DE TOUTE URGENCE
QUE LA MORTE GONFLABLE SOIT BAISÉE
FONCTIONNELLE ET JETABLE DE TOUTE ÉTERNITÉ
 

 

ite missa est
message transmis
 

 

Une lumière tait la lumière
à mesure que j’avance au-dessus du fleuve
Est-ce là qu’elle était
un jour de mai en lais
Est-ce là qu’elle allait
voir et toucher la mer dans sa coquille
 

 

Une lumière tait la lumière
les ombres se ramassent à la loupe, à la louche
dans les odeurs fumantes des rives du décor
un turbo voyageur passe et se remémore
le temps où les enfants jouaient dehors
 

 

Une lumière tait la lumière
lumière d’époque blanche
encastrante et louchante à mesure que j’avance
lumière sertie
dans la pierre fine des condominiums
comme autant de repères
au bon sens du consortium
lumière tapie
des auberges retapissées
rapetissées au bord de l’eau
où mangent les vieillards avant de s’en aller
et de s’apercevoir à travers les rideaux
une dernière fois
avant de refermer la porte sur soi
 

 

Une lumière tait la lumière
avant la neige
pour que l’hiver entraîne dans son manège
le souvenir des mères d’avant-hier
l’hécatombe des filles de leurs grand-mères
dans la chambre de la maison longue
où elles se tenaient
 

 

Est-ce là qu’elle était
dans la lumière pelée
ostentatoire de la certitude blasphématoire
qu’installèrent les robes noires
devant leur miroir ?
Est-ce là
 

 

Une lumière tait la lumière
 

 

Sous la route des nuages au-dessus du fleuve
vous avez pris ma bien-aimée
et c’est dans sa chair que vous avez bâti votre Église
Vous m’avez fait un tort irréparable
à moi
et aux fils de ma mère
vous avez tu ma bien-aimée
 

 

***
Qu’est-il tenu de croire
aux caractères inscrits
dans la prière des pierres
des tables
de l’holocauste
et de refaire
tel
le sacrifice
d’elle ?
 

 

Qu’est-il tenu de taire
au centre du sanctuaire
 

 

Quand la lune sera sous
l’étoile polaire
et que je serai saoul
dans mes prières
parle-moi de la rose
et du rosier
et je me souviendrai
des moindres choses

 

* Cantique des cantiques, de Salomon.
Extrait de La Future antérieure

 

Marie Savard

Publié dans Les marcheurs de rêve

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