Serge Sautreau
La ferveur du style
Serge Sautreau, né en octobre 1943 à Mailly-la-Ville dans l’Yonne, nous a quittés le 18 mars. Avec lui disparaît l’un des poètes les plus accomplis, les plus stylés (et grand amoureux de la langue française) de ces quarante dernières années.
Après des études à Joigny, il rejoint la classe d’hypokhâgne au lycée Condorcet, puis il opte pour la Sorbonne, en 1963, où il fait la connaissance d’André Velter, lui-même, venu de Charleville-Mézières. Entre eux naît une amitié fulgurante et le partage d’un coup de foudre poétique qui aboutira, trois ans plus tard, au long et magnifique poème à deux voix, Aïsha, publié chez Gallimard et préfacé par Alain Jouffroy. Suivra, deux ans après, des mêmes, l’Ode à Jean Jeannerot. Simultanément, tous deux s’étaient engagés à l’extrême gauche.
Le duo sera ensuite intégré pour quelque temps aux réunions du comité de direction des Temps modernes, où il signera ses textes sous le pseudo de Patrice Cortese avant de se lancer dans une série d’Accélérations plurielles, prélude à la publication, en 1973, De la déception pure, manifeste froid (« 10/18 »), où furent adjoints Jean-Christophe Bailly et moi-même. Ce manifeste inaugura une « Collection froide », d’abord chez Seghers puis chez Christian Bourgois. Le texte de Serge Sautreau, Éloge de l’indifférence, traduit alors en cette occurrence sa position de l’après-mai 1968 proche de sa fin. C’est un regard désenchanté, non dépourvu d’humour, sur les idées qui l’animèrent au cours de cette période. Des quatre protagonistes du Manifeste, il était le plus doué et le plus apte à produire cette poésie ciselée et vibrante qui le caractérise (1).
Au gré de ses voyages, il va poursuivre seul sa quête poétique. Formentera sera l’un de ses paradis, puis il arpentera l’Afghanistan lors de retrouvailles avec André Velter, ce qui sera l’occasion de deux publications communes, dont Dâr-Î-Nûr. Il séjournera également à Sanaa, au Yémen. Attiré par l’Orient, il trouva dans une lecture attentive des textes de Shankara et de ses disciples la ressource d’aller en Inde, où il se rendit à plusieurs reprises. S’il revendiquait d’être « mystique profane », il n’exhibera jamais ni posture ni attitude trop explicites dans le registre du mysticisme. Il préférait la discrétion et refusait le prosélytisme. Ses mots, cependant, parlaient pour lui, empreints d’une grande exigence et de rigueur. En cela, il fut un styliste indiscutable.
Sa curiosité de chercheur de lumière aimanta sa rencontre avec Wilfredo Lam pour les Abalochas, mais aussi sa fréquentation d’Adonis, dont il effectuera diverses traductions, et celle de Sayd Bahodine Majrouh. Cocréateur de la revue Nulle Part, comme il le fut, en 1975, de Fin de siècle, il participera à l’établissement d’une anthologie de la poésie indienne contemporaine avec Zéno Bianu et Richelle Dassin.
Très imprégné de surréalisme et surtout du Grand Jeu, il était très proche de la pensée de René Daumal tout en étant fin connaisseur d’Henri Michaux et de Fernando Pessoa. Il n’était pas qu’auteur de poèmes. Il recourut à la prose, écrivit une des plus belles lettres d’amour qui fût jamais écrite, Paris, le 4 novembre 1973, produisit des recueils de nouvelles tels la Séance des 71 (Gallimard) ou Après-vous mon cher Goetz (Atelier des Brisants) et son dernier livre, Nicoléon, où il pourfendit le système Sarkozy qu’il abhorrait. Il ne négligera pas non plus une certaine poésie incisive. En témoigne son ouvrage le Sel de l’Éden (La Passe du vent), où il fustige la « déesse économie ». Il publia des volumes plus conséquents encore, comme le remarquable les Rituels du naufrage (Hier et demain), une histoire de naufrages, et le Rêve de la pêche (Plon), éloge et introduction à l’halieutique (l’art de la pêche à la truite), peut-être son meilleur livre, lyrique et métaphysique.
Serge Sautreau, fidèle aux préceptes surréalistes, mit en pratique la non-dissociation de l’art et de la vie. Noble pari, il n’eut en aucune manière d’autres activités lucratives en dehors de celle que pouvait lui rapporter l’écriture. On devine qu’il vécut par choix, et non sans bonne humeur apparente, sur la corde raide de la précarité, bien que son talent l’eût amené à être le « nègre » de quelques best-sellers.
Retiré depuis plusieurs années dans une bourgade du Cantal pour une sorte de retraite méditative, il fut toujours éloigné des galéjades mondaines et des duplicités salonnardes. Nul doute qu’il apparaîtra avec le temps – et désormais il conjugue l’éternité – comme l’un des plus importants poètes de sa génération, au verbe parfait, emblématique d’un bonheur d’écrire sans rien qui le démentit. « Les océans prochains seront des aveugles sans phosphore. »
Yves Buin in Lettres françaises
(1) Lire en particulier : l’Autre Page (Seghers) et le Gai Désastre (Christian Bourgois).
Bibliographie
Aisha (avec André Velter), Paris, Gallimard, 1966
Eloge de l'indifférence, in De la déception pure, manifeste froid (avec Jean-Christophe Bailly, Yves Buin et André Velter), Paris, 10/18, 1973
L'Autre page, Paris, Seghers, 1973
Paris, le 4 novembre 1973, Paris, Éditions étrangères, 1974
Hors, Paris, Christian Bourgois, 1976
Le Gai désastre, Paris, Christian Bourgois, 1980 ; Editions impeccables, 2012
Abalochas, Paris, Pierre Bordas, 1981
Alors, Les Cahiers des Brisants, 1986
La Séance des 71, Paris, Gallimard, 2000
Le Sel de l'Eden, Paris, Au Passe-Montagne, 2000
Après vous mon cher Goetz, Mont-de-Marsan, L'Atelier des Brisants, 2001
Nicoléon, Mont-de-Marsan, L'Atelier des Brisants, 2005
L'Antagonie. Journal 2007-2008, Paris, Gallimard, 2011
La Filière Esquiros, Falaise, Editions impeccables, 2012
*
De toutes leurs faibles forces ils faisaient face.
Puissamment seule, l’adversité avait coutume de vaincre.
Aucune accalmie ne se présentait.
Des millénaires que ça durait.
De toutes leurs faibles forces ils faisaient face.
Le travail les écartelait.
Impossible de croiser les bras une fois pour toutes.
Où diable trouvaient-ils donc moyen de rire, de pleurer,
de vivre ?
Des siècles et des siècles que ça durait.
Dédale de lianes, jungles obscures des lois contre eux.
Menaces contre eux, menace.
De toutes leurs faibles forces ils relevaient pourtant le front.
Ils faisaient face.
*
Un passage dérobé dans les coursives de l’entendement.
Nul n’y entre qu’à pas de loup.
Ce jour-là je nageais personne ne m’a vu.
La suite se devinait à vue d’œil.
Avec de l’or et des flammes ils faisaient des présages.
Avec de l’or, des flammes, des loups.
Passage de l’entendement les coursives se dérobent.
Je nage aveuglément dans l’œil qui devine tout.
*
Quoi vous ne le saviez pas que j’étais immortel
Que je forge sans fin de la rime assoiffée
Chaque jour sur l’enclume à mains nues je martèle
Du mot porté au rouge le marteau y fait
La courbe et l’angle vif et Vulcain et Morphée
Un mythe sous le coude et l’autre à la bretelle
Ainsi vous ignoriez que je suis immortel
Que je lis dans le feu et le marc de café
Que j’ai forgé aussi la flèche du grand Tell
Des siècles que ça dure à ne pas voir les fées
Des siècles d’Alexandre et de rois et d’autels
La rime est riche hélas c’est un très vieux forfait
La rime est rouge assurément comme un orage
*
A force de faiblesse, quel feu soudain quel feu.
A incendie à vendre à spécial petit prix.
A brûlez-moi ça tout de suite ou je fais un bonheur.
A brides abattues sans fouet sans cheval et sans éperons.
A fond de cale et jusqu’aux greniers ivres.
A la va comme je te tousse.
A la déroute des collimateurs.
A mets-toi là que je m’en aille.
A lames tirées il faut l’éclair.
A crime perdu à vis sans fin à puits sans fond.
A incendie à vendre à spécial petit prix.
A force de faiblesse.
A feu.
A feu.
A feu.
*
Et je déteste effrayer terrifier épouvanter tous pouvoirs au demeurant hors de portée et quant à sidérer la mort elle-même rions un peu sourions beaucoup et soupirons les bras m’en tombent puisque ladite mort me clouera tranquillement sur place avant que je n’atteigne la première patte de mouche de cette nébuleuse d’alphabet de ce qui s’appelle écrire et dont je ne peux que rêver de loin avant d’y passer mais c’est ainsi que roulent les fameux dés qui carambolent pour m’assurer que si j’écrivais vraiment de ce qui s’appelle écrire il surviendrait des phénomènes dont nous n’avons pas le moindre commencement de début d’initiale d’idée et pourtant nous le savons comme je le sais d’ignorance vive et grave et pas de quoi se vanter nous le savons bien du plus lointain qu’il y aurait du sport du grabuge du kâli-yugâ pour un lâcher de mémoire sur les rives du grand fleuve avec du feu bleui d’iceberg et des symboles incontrôlés gravés dans les lichens tandis que le vertige du mot de passe sous les météores nous fouaillerait le cœur nous le savons bien qu’il se passerait sous cape des choses inouïes et que des éclaircies radieuses nous attendraient à la surface de l’encre noire de la tulipe qui nous tiendrait lieu d’ivresse et de partage et tout ceci ne serait encore qu’un battement de cils de l’ourlet du rideau de ce théâtre à ciel ouvert où se jouerait le prologue annonciateur de l’alphabet si longuement pressenti de ce qui s’appelle écrire et si je l’écrivais il n’y aurait rien de tout ceci ni de l’ourlet du rideau de prologue ni de l’encre noire de la tulipe ni des radieux lichens ni du passage du mot de passe ni de l’iceberg en feu ni des symboles ni du grand fleuve ni des lâchers de mémoire dans les combles à minuit puisqu’il n’y aurait à proprement parler plus d’heure si j’écrivais vraiment de ce qui s’appelle écrire sinon des grappes d’éternité encore et encore à guetter la première lettre comme on se prend à chuchoter pour
*
Longtemps que la joie. Longtemps.
Mais celui-là, y est-il ?
Que fait-il dès que j’ai trois minutes de feuille blanche ?
A part apparaître, que fait-il ?
Il surgit comme la grâce – mais est-ce bien la grâce ?
Avec fourrure – il n’en a pas.
Avec souffrance – il en a presque.
Dès que j’ai trois minutes de feuille blanche
Il monte il neige il envahit.
Déchirer la page n’y changerait rien.
Son visage serait de la prochaine.
Même recouvert de dizaines de lignes noires écrites à l’encre noire dans une rage d’effacement de l’intrus, de l’inadmissible intrus, de l’inadmissible intrus en pleine félicité d’on ne sait quelle transe,
Même absolument nié par l’hérésie des mots lui qui s’en passe et les dépasse,
Il persiste, il persiste.
Longtemps que la joie, semble-t-il dire en ne disant rien.
Longtemps que la joie.
Pour un peu, avec des mains,
Il signerait.
*
A la trappe mesdames messieurs on ferme
à la trappe les trappeurs d’astres
à la trappe les satrapes
à la trappe les ça-ne-s’attrape-qu’au-ciel
à la trappe-moi ça ou je pleure un tango
à la trappe les trappistes
à la trappe les millimétreurs de sensation
à la trappe les paillettes les tremblements les nerfs
à la trappe le spectacle ses environs ses tueurs
on verra s’il en reste des irréductibles
pour refuser encore la godille du big bang
à la trappe les têtes brûlées
les pistes les papistes les soupapes à la trappe
les flèches les anses les isthmes
les gongs les cloches les cataclysmes
– rien que fagots dans l’âtre
poivres d’ascèse en robe de givre
un feu pour s’y frotter les mains
*
A genoux mouchez-vous signez-vous.
Sortez toutes vos majuscules sur les trottoirs
Et puis criez bravo bravo bravo ?
Le p le pr le pré approche.
Bravo bravo bravo.
Le président ah kilébo
Le président de la courte échasse va
Passer.
Ah kilébo bravo bravo.
Le présichasse de la courte dent
Passe.
Bravo bravo ah kilébo.
Le dentichasse de la courte pré –
Zip kilétébo bravo bravo brav
O.
O-o – ho-au.
Au travail maintenant au
Travail.
Genoux mains jointes narine fière bravo bravo.
Au beau travail qui tue vous serez les meilleurs.
Bravo.
*
Travaillez+plus+.com :
Les plus
Performantes recettes de suicide en milieu salarié
Vous attendent.
Votre prochaine visite sera la bonne.
Sans hésiter gagnez devenez propriétaire.
Votre tombe ne s'ennuiera plus.
*
Le miracle.
Explorer sa misère, sa maladie, sa mort, son absence
De résurrection, et lui caresser la glotte
Avec des syllabes muettes.
Qu’il puisse se taire.
Qu’il aille où il veut.
Qu’il neige.
Qu’il se passe de signaux.
Qu’il ignore les témoins.
Qu’il soit libre, enfin.
Libre de ne pas croire, de ne pas se croire.
Sans reflet dans la glace,
Hors miracle,
Le miracle de mourir libre.
*
J’ai pratiqué des hérésies, pratiqué des croyances, pratiqué des distances, pratiqué des silences , pratiqué des pratiques. Heureux moments. Me voici sans pratique, sans silence, sans distance, sans croyance, sans hérésie, et pourtant le niveau des mers, les climats démâtés, , le Gulf Stream à l’envers, les continents changés d’adresse, la fin des temps, tous contre tous dans les ténèbres – avec d’invraisemblables obstinés du bonheur qui opteront pour une lumière intense et la découvriront.
*
Glisser
glisser en chute libre
hors les vents
sur un fil
il peut bien hululer l’oiseau aux yeux immenses
glisser
glisser sans mots de passe
sans royaume
sans exil
*
Glisse te dis-je il n’y a pas de main courante.
Serge Sautreau