Des pleurs de neige

Publié le par la freniere

Un pied sur la page et l'autre dans la marge, écrire me devient de plus en plus difficile. Les phrases m'alourdissent. Pour qui ces cadavres de bois? Pour quel feu ces branches mortes? Que disent toutes ces feuilles bruissant comme des milliers de lèvres? À force de marcher dans la distance des phrases, le parti-pris des mots, ais-je avancé d'un pas? L'eau me traverse par ouïe-dire comme des pleurs de neige. J'écris la nuit, entre deux rêves, dans un demi-sommeil, de la mine de graphite à celle du crayon, du scalpel aux forceps, de l'oreiller de plumes à la pointe du stylo, de l'oreille à la voix. Le vieux chalet n'a plus d'haleine à force d'être inhabité. C'est une bande dessinée aux planches vermoulues pleine de bulles d'insectes. Par la joie du mouton qui remonte à l'estive ou celle du chevreuil survivant à l'hiver, par les cris du corbeau plus noirs que ses plumes, par les verges de lierre dans les fentes du rocher, par les cailloux brisant l'eau vierge du silence pour y faire des cercles, par les stigmates de pierre et les nerfs végétaux, les grands squelettes verts où tremblent des aiguilles, par les pustules de l'humus sous la terre gelée, par l'ubac et l'adret, par les yeux de la peau, par l'os et la parole, l'ontologie du paysage m'atteint jusqu'aux tréfonds. J'ai fait de la marche un rituel païen où la lenteur prédomine. J'avance au coude à coude avec les arbres, les herbes de guingois, les yeux parallèles aux oiseaux. Chaque sentier attend son Grack pour en décrire le sens. Chaque pays s'invente avec la langue.

 

S'il est parfois trop tard pour commencer, on peut toujours le dire avec des mots d'enfant prêts à refaire le monde. La vérité est aussi l'ombre qui la couvre, le blanc entre les lignes, le crissement de la plume sur le vélin des choses. Il m'arrive de hurler comme une bête prise au piège, les dents des mots mordant mes chaînes. Il est inutile de cherche la rampe, l'escalier se perd dans une forêt de marches. Il ne suffit plus de vivre ni d'aimer. Tout est fait pour qu'on achète. L'économie a remplacé le désir. Un poignard se cache dans chaque poignée de main. La ligne de vie se creuse au point d'être mortelle. Il faut payer le pain avec le sang des pauvres. Avant, on se parlait, de tout, de rien, de pensées profondes ou de petits mots doux. «As-tu faim? As-tu froid?» Aujourd'hui, on tweet pour se sentir en vie. On tue les fous du roi, les messagers, les anges. On noie la poésie dans le formol des idées. Tout pour les banques, ces buanderies du crime. Un troupeau reste un troupeau. Dans un troupeau de moutons noirs, je serais celui qui manque et s'évade sans cesse. La télé chaque soir nous découpe en morceaux avec des images détournées de leur sens. Il suffit d'appuyer sur la télécommande pour voir la guerre en direct, les tsunamis, les massacres. Le temps nous écartèle. Heureusement qu'un merle assure le relais, qu'une lumière monte par-dessus les montagnes, qu'un ruisseau court encore et que la pluie nous lave.

 

J'étouffe sous la vapeur du pétrole. Il faut que je retrouve l'odeur des fraisiers, la chair des framboises, le sucre des érables, le pollen plus doux que la soie des habits et le ruisseau plus fort que le béton armé. J'écris sur un galet toute l'histoire de l'eau, la montée de la sève sur une feuille de papier. Je parle à petit mot. J'avance à petit bruit comme une bulle qui lève. Je vis comme je rêve. Je traverse le pont reliant les deux rives. J'affronte l'ouragan avec un parapluie dont les trous s'agrandissent. Avec l'encre des mots à même le silence, le verre des lunettes à même le réel, je sonde l'infini au milieu du fini, ce quelque chose d'absolu au mitan de l'instant. Je rêve quand je dors. J'alimente la laine en comptant les moutons. Tutoyant les arbres, je remonte le fruit jusqu'à son origine. J'ouvre les doigts, j'ouvre les poings, pour qu'à nouveau les mains se touchent.

 

Publié dans Prose

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