Une pudeur de neige
Nous sommes inséparables du lieu qui nous fait naître. Quand on émonde un arbre, c'est sa conscience qu'on élague. Il n'y a plus de contour. Le blanc touche le blanc. Le froid se greffe dans la chair. Toute la forêt tressaille dans la mémoire du loup. Quand la nuque des arbres s'habille de verglas, le passage d'un oiseau a quelque chose d'émouvant. Tout l'horizon se couvre d'une pudeur de neige. C'est avec humilité qu'on traverse le froid. Les arbres creusent la neige avec leurs pieds, caressent l'air avec leurs mains, d'un côté vers le creux, de l'autre vers le ciel. La prière est une ligne d'horizon. L'invisible nous appelle. On garde la chaleur dans ses poches. La distribuer serait la perdre. La neige colle à mes semelles. Au bout de la route qu'on voit à peine, les maisons se rapprochent comme pour se réchauffer. Les toits fument sous leur bonnet de neige et les vitres ont des larmes de givre sous les cils des lucarnes. Des gens habitent ces maisons, entre l'ordre et le désordre, entre la joie et la tristesse, entre des murs qui enferment et d'autres qui protègent.
Il neige devant moi à gros flocons mouillus. Quand la lumière de l'iris rencontre celle de la neige, un éblouissement se produit comme un froid qui réchauffe. Je traverse la matière et marche dans un rêve. L'air qu'on déplace revient à son départ. Des plaquebières me ramènent à la terre. J'avance à pas de plume vers la première page. J'essaie de retrouver les odeurs familières que la neige retient. Le froid délaisse l'odorat. Je me laisse envahir par le blanc. Je ne sais plus si c'est la route ou la page, la bourrasque ou la neige. Le mot flocon se transforme en lumière, le mot neige en linceul. Chaque phrase est fragile comme la surface d'un étang. Le sentiment d'être là change avec les saisons. Il y a toujours un temps où l'âme rejoint le corps. Il neige de plus en plus. Flocon par flocon, le minuscule rejoint l'immense. On n'effleure pas l'intime à trente sous zéro. On cherche la chaleur. On retient son souffle. On tape des mains comme des phoques. On s'escoue les pleumas. On dit «demain il fera beau» comme on ouvre une porte. La terre en hiver ne donne plus ce qu'elle a. Elle radine sur tout, les parfums, les odeurs, les bruits. On s'approche de soi en même temps qu'on recule. On ne sait plus si cela chute, si cela monte, si cela chante ou bien déchante. Le dedans coule dehors et le dehors dedans.
Jean-Marc La Frenière