En vain
Me délestant du sale métier d'homme, je me range du côté des insectes, des arbres, des rivières. Je me nourris de ce qui est écrit. Dans la maison de l'air, je me souviens de chaque passage entre les meubles, de chaque pas sur le plancher. La ligne d'horizon sert de sol et de toit. Le ciel touche la terre. Toute chose est penchée vers l'infini. Tout est fait pour aimer, chaque racoin, chaque fenêtre, chaque minou de poussière, chaque bouffée d'air qu'on déplace, le goutte à goutte du café, le goût des pommes sures. Il n'y a pas d'explication. La lumière se concentre dans le calice du corps. L'eau coule comme un torrent dans la mémoire d'être là. Le grandir se confronte au minuscule. Le dehors coule vers le dedans. Toutes les ombres s'inventent une lumière. Dans la maison de l'air, tout nous élève. La moindre chose prend son envol. Les mots sont un cheval qui s'ébroue. Le soleil rejoint l'intimité des muscles. Dans la maison de l'air, toutes les planches ressemblent à de l'éternité. Une langue invisible tutoie l'âme du monde.
Comment faire confiance aux mots quand ils deviennent eux-mêmes une marchandise? Tout ce qu'on vend finit par tuer la liberté. La seule littérature valable se situe du côté de la révolte. Chaque instant est une merveille, un miracle extrait de l'éphémère. Quelque chose de pur se cache dans la banalité. La source ne connaît pas le fleuve, mais finit par s'y rendre. La fleur sans connaître le fruit se sacrifie pour lui. Un peu de paille, des pierres, des décombres, tout sert à la méditation. Un oiseau passe et le ciel se déchire que l'air recoud tout aussitôt. Une coulée de gestes inonde le présent. Je ramasse des mots. Je les secoue un peu. Je les pose un à un sur la page. C'est une route ou un sentier, un petit fleuve, une balancine. J'acceuille sur la page des confidences de fourmis, des secrets de lutins, des larmes de grand-mères. Le temps traîne avec lui tous les commencements. Le chaud et le froid ne se contredisent pas. L'un n'existerait pas sans l'autre. De l'immonde à l'immense, les oiseaux continuent de voler, les fleurs de pousser, les hommes de faire la guerre. De la bave au baiser, des enfants naissent encore. L'homme s'est fait sourd aux chansons des insectes, aux hurlements des arbres, aux complaintes du vent. Il tourne en rond sur des écrans. Je préfère les bleus du cœur aux bleus de travail, les bleus de Van Gogh, la Dame en bleu des toiles de Bellet, la Femme en vol au fond des nuits.
On cherche une réponse au ciel alors que la question des arbres s'enfonce dans le sol. Je me déplie chaque matin et je marche à tâtons. C'est avec des mots que j'ai appris la marche, avec de petits riens que je bâtis ma vie. Parmi les phrases qui claudiquent, sur la poussière des routes, dans les chaussettes mouillées d'encre, il faut des mots aux pattes raides. Tout n'est plus que surface avec du vide en-dessous. De quoi décourager même la pierre. On cherche l'âme en vain. Il faudrait tous danser ensemble, se salir en commun pour se laver l'un l'autre, sentir la vie avec le nez des bêtes, respecter la force brute des vaches et les cervelles d'oiseaux. L'arc-en-ciel de la soif irise les fontaines.
Jean-Marc La Frenière