Frôler l'abîme
Il faut d'abord frôler l'abîme pour atteindre un sommet. Je n'ai pas su mourir, mais je tente d'en vivre. Il y a longtemps que j'ai le coeur coupé en deux. J'essaie de joindre les morceaux avec le fil de la parole. Il suffit d'une pluie pour traverser le jour, ou d'un peu de soleil. Plus tard, ce sera la neige ou la tombée des feuilles. Les jardins valsent au rythme des saisons. Une phrase entière me réveille et ouvre mon cahier. Je continue d'écrire jusqu'à l'aube, jusqu'aux battements du cœur, jusqu'au pouls de la vie. Ce que je suis rejoint ce que je dis. J'écoute de la musique. Les notes écartent l'air de leurs mains invisibles. Un air de flûte se mêle au rythme de la phrase. Je suis sorti où d'autres entraient dans les affaires. Les tyrans d'aujourd'hui, ce sont les mêmes qui régnaient dans les cours de récréation. Ils sont devenus gérants de banques, patrons d'usines, députés. J'ai pris la route. J'ai gagné du temps où d'autres le perdait. J'ai faim. J'ai froid. Je reste nu pour ne pas qu'on m'enrôle. Les pièges ne retiennent pas le vent. Peu importe où je regarde, ma mère reste debout dans mes yeux. J'écoute sa leçon. J'entends la mer dans un livre ouvert. Le vent des mots agite les rideaux. Sur la page où j'écris, une chenille poilue grignote quelques mots. Les plaines grises et sales reprennent du relief. Les visages rougissent. L'ombre mange l'ombre et digère la lumière. Chaque nouvelle phrase embrasse la mort sur la bouche. Quand nous tournons ses pages, les mots s'échappent de la cage d'un livre. Qu'ajoutent les livres à nos années, à nos rides, au passage du temps? Avec des larmes on peut faire des mots, de l'or avec de l'encre, des livres avec rien. J'arpente l'écriture à la manière d'un vagabond. Mes pas ne boivent plus sur les routes du monde, mais ils en gardent l'eau. Tout s'avère une source pour celui qui a soif. Si le moindre insecte agrandit la forêt, que dire des chants d'oiseaux?
De billets de banque en trophées de chasse, on passe de l'homme à l'hommerie. Les mots se mordent la langue et saignent sur les dents. On se noie de chagrin dans une mer de fous rires, un océan de rôles. Il est difficile de conjuguer une grammaire de slogans, un lexique de sigles.Je n'ai jamais trouvé le matériel pour bâtir un avenir. Je suis resté les deux mains pleines de mots, les pieds entre deux lignes. Je peins les blancs de mémoire avec le sang des hommes. Je n'aime pas le visage des vainqueurs, mais celui des perdants magnifiques prenant le temps de vivre. Un tilleul me sourit derrière la vitre. Un nuage me salue comme un soleil cligne de l'oeil. Les arbres ne m'ont jamais trahi, de leurs branches pleines d'oiseaux aux manches de rateau. Même si elle s'écroule, il faut rester debout dans la maison des hommes. Dans le vent des orages et le bruit des tempêtes, les poutres tiennent avec des mots. L'hiver, j'ai froid avec les plantes restées dehors, les arbres nus, les insectes enterrés sous la neige. C'est dans le minuscule, souvent, que se trouve l'immense, dans les gros mots que se cache l'amour. Ils sont partout, tapis sous l'escalier, dans la boule qui neige quand on l'agite, la boite à musique où danse une ballerine, la dernière feuille d'un arbre, juste avant qu'elle ne tombe. Sur la boussole du cœur, il y a trois directions: la bonté, la compassion, l'amour. Chacune est la bonne. La nuit, je ne trouve plus le sommeil. Trop de phrases m'éveillent. J'ai les oreilles chatouillées par les mots. Je vois une rose des sables entre deux oreillers. J'entends le rêve chaloupé de la mer. La lumière d'une lampe éclaire mon cahier. Je suis au cœur du monde. Je danse dans la poussière du chemin. Les choses parlent autour de nous. Elles s'intègrent à la langue comme les paysages et les années qui passent. Je me souviens de la brûlure des ronces, d'un bout de mémoire avec une aile cassée, de la saveur des réglisses et des amandes grillées. Quand le passé ressoud, le présent déguidine vers un futur absent. On force pour que tout rentre à l'intérieur de soi, les souvenirs et les gestes à venir, même les meubles et les fenêtres, le bruit des choses et le parfum des fleurs.
Où sera l'homme quand la mer aura tout submergé? Où sera l'âme sans l'amour? Les mots se réfugient à l'intérieur des bouches. Les battements du cœur dépendent de la ponctuation. Quand il pleut dans ma tête, les pages du livre sont mouillées. J'invente une fenêtre pour regarder le monde. Je parle vite. Les voyelles s'emballent et triturent les phrases. Je parle par mottons. Transcrit sur un papier, ça fait des pâtées d'encre, de petits lacs de prose. Quand je fais la vaisselle des mots, je casse toujours quelques cédilles. J'ébouillante le sens. La main n'invente rien qu'elle n'ait déjà toucher par la pensée. Je partirais du sable, je serais un désert. Je partirais de pierre, je deviendrais un mur. Je suis parti de l'homme sans savoir où il mène. Les mots qu'on aplatit entre les pages d'un livre finissent par éclore. Il suffit qu'un lecteur les couve. Ils s'envolent par les yeux et pénètrent la tête. Il suffit parfois de déplacer un mot pour inventer un monde ou retrouver sa route. C'est en vain qu'on s'accroche aux grands titres du monde. On reste seul dans le pluriel des hommes. C'est ailleurs qu'il faut lire. Qu'y a-t-il eu de l'étoile à la mer, de l'amibe à la chair, du rugissement des bêtes jusqu'au premier baiser? C'est en vain qu'on s'accroche aux grands titres. C'est ailleurs qu'il faut lire, là où le soleil époussette les ombres. Sur la tige invisible de l'air, le vent agite ses pétales J'apprends à respirer comme une abeille. La main n'invente rien qu'elle n'ait déjà touché par la pensée. J'ai vu des hommes s'essuyer le visage avec des larmes dans les mains.
Ici, les montagnes ont des courbes de femme, des collines douces comme des épaules. Les vieilles pierres se confondent avec l'infini. Quand on pénètre la forêt, tout de suite, les odeurs confirment le caractère de l'air. La résine se confond avec l'eau des tilleuls. Il y a toujours un lieu où le rien touche le tout. Le paysage nous dépasse, nous perce, nous perçoit. Nous sommes vus autant que nous voyons. Nous habitons les cris de bêtes, les gargouillements de l'eau, les barbouillages de l'aube. Le cœur se laisse toucher par le chant des oiseaux. L'invisible nous hèle.
Jean-Marc La Frenière