Vers un monde plus vaste

Publié le par la freniere

L'avenir piétine devant des portes closes. Sa peau de plus en plus ressemble à du métal. Un clapet de plastique a remplacé le cœur. Ses genoux plient comme des joints de culasse. Certains mots se ressemblent. Il est normal de confondre l'effraie avec l'effroi. Les mots crissent parfois comme du sable entre les dents. On ne joue pas avec le feu sans se brûler les ailes. Le dernier mot est le premier. Je cherche entre les deux. Ça me permet de croire que j'écris quelque chose. Je dois trouver des portes dans une muraille d'écriture. Les pas qui marchent sur la neige s'en iront sur la cendre. Toutes les âmes rejoignent les fantômes des murs. Dans le halo des lampes, l'oeil s'accroche à l'ombre, le reste à la lumière. La cendre reste seule à témoigner du feu. Il ne faut presque rien pour écrire, de l'encre et du papier, un peu de chair et d'âme. Les hommes ont beau mourir, les femmes n'ont de cesse de les remettre au monde. Nous sommes tout à la fois ce qui nous tue, ce qui nous permet d'être, ce qui nous rend vivant. Présent par petits bouts, l'homme existe dans l'absence. On invente sans cesse ce que l'on veut toucher. L'âme du bois sait tout des femmes et des maisons, des hommes et des cercueils. J'ouvre toutes les portes comme on ouvre les bras. Je regarde le ciel comme on ouvre les ailes. Je ramasse les miettes comme le font les moineaux. Je picore du rêve dans la poussière du réel. J'attrape la pluie avec le fil de l'air, un peu de l'infini entre les pattes de mouches. Elles vibrent sur la page au moindre coup de cœur.

 

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En s'appuyant sur le passé, le présent boite en double. Du temps où les pendus fleurissaient les gibets, les arbres n'osaient plus sourire. Des nuées de charognards envahissaient le ciel. Aujourd'hui, à la vitesse où les hommes s'entretuent, on enterre les morts au bulddozer. Des nuages de drones quadrillent l'espérance. Quand il arrive que les bombes atteignent un cimetière, les morts meurent deux fois dans les tombes éventrées. Les ossements s'éparpillent et déchaussent les dalles. On craque une allumette dans les secrets de paille et l'air fait le reste. Mes phrases seront toujours plus grandes que moi. Il est rare que l'homme se maintienne à la hauteur des sentiments. Les bruits de bouche n'empêche pas le silence des fleurs. Chaque mouvement du monde, chaque geste du chat, chaque poussière dans l'oeil, tout ce qui bouge, le mouvement des arbres, chaque ressac, tout ce qui naît, l'éclosion d'un œuf, la laitance des truites, est une phrase de plus sur la page des nuits ou la prose des jours. Il n'y a pas si longtemps, on se foutait pas mal de porter le kippa, le crucifix ou le tchador. On rêvait d'être nu à chaque heure du jour. Qu'est-il donc arrivé? La légèreté est aussi sérieuse que la mort, aussi profonde que la foi. Il faut beaucoup de petits riens pour faire un tout. Les pieds crachent leurs pas un à un sur la terre. La glace sur le lac n'empêche pas l'eau de penser. Les mots ne coïncident pas toujours avec le monde qu'ils décrivent. Certaines phrases louchent devant l'horreur. Le sang bourdonne à mes oreilles. Des images volent en éclats. Elles s'accumulent en poussière dans mes petits carnets, un pour la route, un pour la table. J'ajuste mon regard, un œil de colère, un autre de lumière. Écrire me redonne mes galets et mes billes d'enfance. Mes carnets s'agrandissent à regarder le ciel. Les petits mots souvent laissent croire au bonheur. Le ciel pousse en vrac dans le dos de chacun.

 

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Le temps se met au chaud. On dirait même que la neige va pleurer. Je creuse ma présence avec l'encre des mots, mais l'encre se dilue sur la terre et la neige, s'efface sous la pluie et se fait porter pâle quand les ombres s'allongent. Chaque page est un jour à la fois. Je vole des mots d'abeille sur les lèvres des fleurs. Je touche à tout pour être en vie, une peau nue, un bord d'évier, le barreau d'une échelle. Après la neige vient la pluie et le sourire de l'herbe. Le vent se tait et l'air est nu. Assis le cul sur la pierre, la terre passe en moi. La sève monte jusqu'à mes yeux. Il suffit d'un arbre pour soutenir le monde, d'un petit doigt ou d'un poème. Parler des vers de terre ou des tomates, du pollen et des arbres, c'est déjà parler de l'homme. Mon cœur bat sur la page. Le temps passe avec le silence et le vent dans les arbres, avec les images et les mots, avec le doute et les fantômes égarés dans les ombres. Les arbres continuent dans l'ellipse des planches. Des épaules du tronc à leur tête feuillue, ils font de l'embonpoint avant de servir de table, de mur ou de boiserie. Quand j'écris penché sur un bureau, il y pousse des fleurs, une forêt entière et deux ou trois nuages. Quand j'écris dans mon lit, les draps deviennent un fleuve. Des cailloux flottent entre deux oreillers. Je raconte des broutilles, mais chaque brin d'herbe est un pays, chaque arbre une cabane à moineaux, chaque montagne un univers. Quand les nuages abreuvent les racines, les pruniers deviennent mauve, les pommiers blanchissent, les cerisiers sont piquetés de rose, les bouleaux muent comme des couleuvres, les vieux saules s'inclinent vers le lac. L'angle des toitures s'aiguise. Les courbes de la route bombent le dos. Le fil bleu des geais court d'un sapinage à l'autre, ameutant les mésanges et les derniers piverts. Ce qui entre dans les phrases est plus immense que moi. Chaque paysage recueille ce qui n'est pas dit. Chaque mot laisse de l'encre sur la page comme une bave d'escargot. Quand on ferme les yeux, les images continuent sans nous. D'autres regards les dévorent et s'y cassent les dents. Il n'y a pas un œil de pareil, plusieurs doigts dans une main, plusieurs mains dans un geste, plusieurs caresses de possibles. C'est par elles que la terre monte au ciel. Les hommes sont semblables, mais pas un n'est pareil. La vie est féminine, la mort tout autant.

 

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Sur la fourche des arbres, les feuilles servent de foin. L'automne les vendange à l'arrivée du froid. Je suis passé des cordes de bois aux piles de livres, de la résine aux doigts à l'encre sur la peau, de la chaleur du feu à l'électricité. J'interroge la table et les montants du lit. Se souviennent-ils de l'arbre, de la sève et des feuilles, du vent dans les ramures, du ramage des pies, de l'entêtement des pics. J'apprends de nouveaux mots, mais je perds le silence, le hurlement des loups, le craquement des branches. En prenant mon café, les mots rampent de ma gorge à la page. Le ciel sent l'oiseau quand les bourgeons renaissent. Le bleu du ciel s'appuie sur le gris des montagnes, même si l'hiver efface tout, le rose bonbon des fleurs, le vert vivant des plantes, la terre violacée. Le bitume a rongé le romantisme des sentiers, abreuvant les racines d'un gazoil putride. Une pépinière de pylones a remplacé les arbres et les odeurs d'essence les vapeurs de la soupe. Il n'y a plus de fil téléphonique, mais chacun a gardé son fil à la patte, soit la cravate, soit la cravache. On n'entend plus chanter la bêche, mais le teuf-teuf des machines. L'auberge espagnole des Bois-Francs ne logera bientôt plus que des épinettes noires et des sapins de Noël. Où l'on montait vers l'essentiel, les pieds des éoliennes écrasent l'espérance. Il est difficile de faire de la raquette entre deux skidoos ou du ski de fond entre deux meutes de quads. On ne meurt plus de froid, on s'écrase en voiture, une bière à la main. Les phares des voitures se font des ronds de jambe pour éclairer le vide. À St-Fer où j'habite, la partie basse rejoint la partie haute. C'est le début des Appalaches. Un escalier de terre offre ses marches pour semer, ses érables à sucrer, ses fontaines à boire. C'est à pied qu'il fait bon s'y perdre. Du haut de la colline au domaine des cent ans, je me ressource quelque fois. Je m'enrobe de mots les jours de grand vent. Ce n'est pas le Mistral mais le Noroit qui pique. Je cherche les maisons de la couleur du pain, l'odeur des étables où palpite la chaleur des vaches, le crottin de cheval qui fume sur la neige, les chapelets de boules noires qu'égrènent les chevreuils, les résidences d'oiseaux joukées en haut des arbres. Les auvents couverts de neige ont l'air d'un bonnet qu'on tire sur les yeux des maisons. Un doigt d'enfant dessine sur le givre des vitres. De la bouche des granges sort une langue de glace.

 

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Il n'y avait pas d'enfant dans le jardin d'éden. C'est de là que vient le malheur. Un monde sans enfant est un monde sans rêve. Il faut toutes les parties du corps pour apprendre à connaître, un duvet de poussin, la plèvre d'un poumon, le cal sous les pieds, les pas en file indienne, les ailes de l'azur qu'on imagine aux anges, le ventre d'une femme tel un tambour de peau, les globules rouges du sang, une métaphysique aux prises avec la vie. Ce n'est pas grave qu'un oiseau claque du bec et rate son virage, qu'une fleur se balance et perde ses pétales. L'oiseau le sait, la fleur aussi. Tout ce qui vit retrouve l'équilibre. Cherchant l'invisible où l'on croit tout savoir, je n'ai trouvé que les mots, pas le pourquoi des choses, mais la matière de l'âme. On entrevoit l'hiver l'architecture des arbres. Le silence de la ville est étrange à cinq heures du matin, avant l'éveil des oiseaux. J'ai troqué la seringue pour la piqûre des ronces ou celle des abeilles. De jeux de mots en émois, j'ai appris à parler. J'aime la fleur la plus humble, la plus petite aiguille de pin. À la campagne, on entend toujours quelque chose. Il y a toujours le chant du vent, le cri des bêtes, la rumeur des fantômes. L'oreille s'habitue au murmure des abeilles. Même les fées ont des froissements d'ailes. Les gnomes toussent en se tirant la pipe. Les pics jouent du marteau-piqueur sur l'écorce des arbres. Les broches de clôture noircissent d'étourneaux. Le ramage des trembles est un miroir aux alouettes. La charrette du ciel décharge ses orages. Les éclairs piquent les nuages comme des crocs de débardeur. Les yeux des bourgeons s'ouvrent au soleil. Les érables qu'on entaille ont une sueur sucrée. Les mésanges affamées se roulent en boule. Leur duvet d'oison se transforme en pelisse. Il faut geler longtemps avant que la chenille devienne un papillon. Mille ruisseaux dévalisent les collines et dévalent vers le lac qu'ils gonflent d'eau de source. Le vert s'unit au gris et l'ocre délavé se mélange à l'azur. De colline en colline, je grimpe entre les bras des arbres. Le vent qui me dépasse revient rôder derrière mes pas, me laissant mille odeurs à déchiffrer du nez. Le même vent me caresse les hanches, le vent qui fait des bulles dans le sirop de l'air. Pour monter vers le ciel, la terre se plie et se déplie en collines de roc. Elle accompagne ses ruisseaux de la cime aux racines. Il y a partout des lacs recueillant l'eau de pluie, des pluviers, des colverts, des huards, même des balbuzars. Les gestes de chacun tiennent la peau du monde. Il faudrait se coordonner comme le font les arbres pour soutenir le ciel.

 

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Jean-Marc La Frenière

 

 

 

 

Publié dans Prose

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