Dans les yeux de chacun
Du mort renaît toujours la vie. La pierre ne cesse pas d’être une pierre, c’est le regard qui change. La pluie rafraîchit l’air. Le vent lui donne la parole. Figés sous le verglas, les bourgeons retiennent leur suc dans les arbres en dormance. Négligeant le réel, je marche dans l’attraction de la vie. Toute la quincaillerie du progrès n’empêche pas les taches, les moisissures, les microbes, les insectes. La vraie vie continue, la liberté lucide et résolue. Tous les pas se conjuguent dans l’enjambement des temps. Pour les âmes, il n’y a de connaissance qu’absolue. L’obsolescence du réel n’est qu’un temps mort. L’amour a beau scier les barreaux de la cage, quelque part dans le monde, un homme succombe à la torture, une fillette est violée, une femme accouche d’un tyran. Dans les yeux de chacun, des milliers de victimes nous regardent. Même les caresses ont des épines.
Ce qui brille demeure inachevé. J’apprends. Je prends. Je donne. J’accueille. Je questionne les oiseaux. Je réponds à la nuit. Les jours s’entassent comme une dette et je n’ai rien en banque. J’écris sur le bord de la route, entre deux portes, des cailloux sur la voix. Je dessine un cahier pour y poser des mots, une page de carnet, une maison de papier, un hôtel d’encre noire. Un autre temps se superpose au temps, une peau sur les heures, l’écorce d’autre chose. L’os des mots supporte la chair des métaphores. À plat ventre sur la page, un trait d’encre soulève la ligne d’horizon. Une phrase tout entière laisse tomber ses jupes. Un mot suffit pour s’envoler, redresser les ratures, accoucher d’une mer, augmenter le vécu.
Était-ce hier ou aujourd’hui l’anniversaire de Plume, le plus vieux des érables ? J’avais l’espoir au cœur lorsque je l’ai planté. Il pleure aujourd’hui de grosses larmes rouges. Il pousse dos courbé sur la dépouille des saisons. Aujourd’hui où je marche dans la ville, je le cherche entre deux rues pareilles. Le corps urbain m’expulse de lui-même. Le luxe et la misère s’y côtoient sans vraiment se toucher. J’y circule comme un corps étranger. J’aime mieux être où je dois, non où l’on veut que je sois, m’extraire du tumulte. Nous passons l’été à nous prélasser sur l’herbe. Nous passons l’hiver enfermé sous la peau.
Voulant garder en moi un peu de la beauté du monde, c’est par les mots que je colmate les issues. Le dénuement du paysage rejoint les choses essentielles, les gestes élémentaires. Une pleine lune éclaire l’eau du lac. On se sent indiscret devant l’éblouissement. La lumière voyage en silence. Elle révèle les choses tout autant que les choses la révèlent. L’homme foudroyé n’entend plus le tonnerre. Les yeux caressent la lumière du bout des doigts. Je me dépouille peu à peu des choses pour atteindre la source. J’efface même les mots, ne laissant sur la page qu’une virgule de lumière.
L’âme s’allège du poids des jugements. Je ne crains pas les punitions, mais l’exigence de vivre. Les dons de la nature sont démesurés par rapport au mérite. Ce qui n’est pas issu de l’amour s’avère toujours un échec. Quand on avance courbé vers l’infini, même la chute devient une ascension. La nuit n’a pas de réelle frontière. Le regard s’accroche où il peut. C’est dans le jour que les yeux se perdent, ne sachant plus où se poser.
Les arbres n’en finissent pas avec les racines, le ciel avec les nuages, la mer avec le fleuve, les hommes avec les mots. Il y a des mots qu’on dit avec les lèvres en larmes, des phrases que l’on ne peut écrire, des images invisibles, des parfums qui s’écoutent. Quand on regarde avec amour, on ne voit plus les apparences, mais la lumière des choses. L’âme transcende la matière. La peau révèle le visage intérieur. Chaque geste est un battement d’aile. Chaque parole est une prière. Prendre et comprendre sont une même étreinte.
Les rides répondent du visage comme les phrases sur la page. Il ne faut pas les effacer. La faim nourrit la faim. La mort alimente la vie. L’espoir peut mourir de la perte d’un mot. Comment vivre sans le feu, la rivière, les arbres ? Comment dire sans parole, sans une peau d’écriture sur la chair du silence, sans tendresse dans la matière d’aimer ? Comment voir sans regard d’âme sur le monde ? D’un seul pas, je vais plus loin que loin.
Chaque promenade est une communion. Je mêle mon encre au faon qui naît, au vent qui siffle, au vieux qui meurt, à l’aigrette, à l’éteule, à l’œuf qui éclot. Il arrive que le regard pénètre dans la roche sans qu’on sache comment, que les portes qui manquent nous ouvrent l’invisible, que le oui et le non s’unissent dans un mot, que le caillou s’échappe du soulier et devienne montagne, que l’homme se transforme de bête à haine à cri d’amour.
Dans la caresse ou dans l’étreinte, l’âme commence où finissent les gestes, apportant la chair vive aux paroles d’amour. Il suffit d’un rien, d’un éclair, d’un mot. On peut peindre la nuit une fenêtre ouverte aveuglée de soleil, un jardin sous la neige, dessiner une phrase à même le silence, faire de la bête un ange, cultiver des cailloux qui se transforment en fleurs. Des catins luisent aux doigts des arbres, retenant la sève des blessures.
Un feu cherche sa flamme dans le froid qui sévit. Écrire me fait écrire comme vivre me fait vivre. Malgré la somnolence des tympans, un cri d’oiseau estampille le réel. Nul besoin de comprendre pour accepter la vie. Une source mythique traverse l’espérance. Des milliards de routes sillonnent l’alphabet. Les mots se heurtent, s’entrechoquent, s’entremêlent et fusionnent. Je cherche l’âme des choses, le soleil en pied de nez sur le miroir du lac. J’utilise un stylo pour atteindre le cœur.
Jean-Marc La Freniere