Pays froid
Dans ce pays de froid, nos os reconnaissent la neige et cherchent sa chaleur. Un même fleuve nous traverse. Mont-Louis, Gros-Morne, Paspébiac. Le feu est un miracle au milieu de la glace. On renaît de ses cendres après chaque tempête. Les routes sont coulantes sous les pieds enneigés. Les ruisseaux chantent encore sous l’ensevelissement. Les lièvres sont blancs et les baisers furtifs. J’ai souvenir du diable, des sorcières et de quelques géants qui replantaient le chêne au bord du Saint-Laurent, la fleur de sarrasin assoiffée de mélasse, le godendard, le muskeg, la babiche, les cœurs en pain de sucre, les chalumeaux d’érable. Face aux maisons trop petites, la neige est notre mer. Au gré des bourrasques, le lieu est hors du temps. La quille des toits s’enfonce dans le ciel. On ne couche pas avec la neige. Sa lutte avec la nuit ne laisse pas de traces. On ne peut s’appuyer sur ses épaules. C’est elle qui s’accroche à la moindre corniche. Elle fait de nous des spectres titubants. La neige n’a pas d’avenir. Elle dissout sa mémoire à mesure qu’elle tombe. Elle étouffe l’imagination. Rien ne flambe sinon nous-mêmes. La neige est économe dans son immensité. Elle manque de couleurs. Un semblant d’équilibre amortit les faux pas. Tout se déforme, se brouille, disparaît. On ne déchire pas ce qui n’a pas de corps. La pureté de la neige est une hypocrisie. La flore s’y renfrogne sans image ni texte. Le silence pèse. Les ombres se dérobent. On a beau faire de la raquette, de la luge, du ski de fond, on ne voit plus que le dos du paysage. La neige n’a pas d’yeux. La chlorophylle se fige dans l’entonnoir végétal. Je tends l’oreille aux craquements du bois, aux frôlements imaginaires. La voix de chaque arbre devient identifiable. Le vent joue sur chacun un instrument différent. Merisier. Thuya. Tilleul de tisane. Érable à sucre. Bois d’orignal. Hamamélis. La danse des samares. Les confettis d’aiguilles. Frissons. Chuchotements. Soupirs silencieux. La feuillaison des arbres multiplie son sourire.
Il a neigé pendant la nuit. Le vent se plaque aux filets de froidure. Chaque détail s’efface sur l’ardoise des toits. Tout est blanc quelle que soit l’heure. Les rafales retournent les parapluies des saules. La neige remodèle les ombres inconnues. Les poteaux de clôture sont comme des urnes qui débordent. On ne voit rien derrière ni devant. Le soleil ose à peine s’éclaircir la voix. Le paysage est une carte inachevée où nul ne peut désigner la route. L’activité principale demeure l’attente, le repli. Il n’y a plus de métaphore possible. Les chiffres de la neige forment un zéro pur. La glace est un silence scellé dans l’air. On se met à rêver des couleurs, des odeurs, des senteurs. La pensée ne songe plus qu’à se trouver un corps. On épelle en secret un petit feu sonore. La buée sur la vitre se transforme en lumière. Les lampes de chevet font place aux grillons, l’horloge au chant du coq. J’ai hâte de retrouver l’herbe mauve des fossés, le dandinement du merle sur son barreau de ciel. J’ai hâte de relire les souches, les racines, l’odeur des vieux livres que laisse le lichen. J’ai hâte de retrouver les fleurs, la poussée de la sève, le bruit des feuilles, la jeunesse de l’herbe, le dessin des épices dans l’odorat du cœur, l’humus de la terre tenant la table ouverte. J’ai hâte de relancer des pommes aux chevreuils volages, de voir les moineaux grappiller les cerises, d’entendre les cigales apostropher le vent dans la luzerne paresseuse, de retrouver les mots cachés sous les orties, le pain gourmand du blé.
Jean-Marc La Frenière