La langue est mon pays natal

Publié le par la freniere

La langue est mon pays natal. Je meurs et je revis à chaque bout de phrase. Du bois mort dans l’âtre fait revivre la flamme. Il suffit d’un seul mot pour ouvrir une porte. Il suffit d’un poème pour redonner courage. Il suffit d’un motif dans les limailles de l’aimant et les cristaux de neige pour retrouver sa route. Il suffit d’un baiser pour effacer la haine. Il suffit d’un insecte au milieu du désert pour trouver l’oasis. Il suffit d’un regard au milieu de la nuit pour trouver la lumière. Le ciel se dessine sur une plume d’oiseau, l’océan sur une vague. Il suffit d’un galet de la grosseur d’un ongle pour porter la rivière.

 

La langue est mon pays natal. Il suffit d’une flûte parmi les bruits de chaînes pour retrouver l’espoir. Des couleurs se glissent sous le crêpe du deuil. Il suffit de sourire au paria de la rue. Son cœur bat plus fort sous son lot de guenilles. Il suffit d’un simple battement d’ailes pour rejoindre le ciel, d’un regard, d’un mot, d’un simple bout de pain, d’un verre d’eau sur la table. Il suffit d’un coin de chaise pour inventer le bonheur. Tour à tour, vous êtes le sourcier, le berger, le verger. Il suffit d’une abeille pour trouver le pommier. Il suffit d’une lézarde pour traverser le mur, de se vêtir de pluie pour affronter l’orage.

 

La langue est mon pays natal. Je n’ai que faire d’un nom, d’un rôle, d’un statut. Je suis mêlé au sang des bêtes, à la rosée des jours, au sable du désert, aux ailes des oiseaux, à l’écorce des arbres, à l’éclat du soleil. Il suffit d’un seul poing pour contenir sa rage, d’une fleur pour en rire. Il suffit d’un regard pour voir la lumière sur les tableaux des peintres. Je cherche la bonté, la beauté, la pudeur. Je suis mêlé aux feuilles, assailli d’herbes folles et de rires d’enfant. Je suis mêlé au temps comme le flot des mers, le reflux des marées, le ressac des mots. Il suffit d’une caresse pour compléter la main.

 

La langue est mon pays natal. Je n’ai que faire des frontières, d’un calendrier, d’un costume, d’un nom. L’étoffe bleue du cœur habille ma parole. Je n’ai que faire d’un code, d’un salaire, d’un but. Je signe le chemin du prénom de mes pas. Perdu dans le monde, j’ai retrouvé ma route au milieu des voyelles. J’ai retrouvé l’amande sous l’écale des mots, la source sur la page. Quand la lumière vacille, je rallume une phrase. J’ouvre la porte à la tâche d’aimer, aux battements du cœur, au jardin des images. Il suffit d’une fleur pour trouver le pollen.

 

La langue est mon pays natal. Les mots savent rire et pleurer. Ils ne retiennent pas les leçons de l’école mais les blessures du temps, les joies petites et grandes, la caresse des doigts, la morsure des fleurs. Ils ne savent pas compter mais chantent quelques fois. Ils cueillent le soleil sur la pointe des arbres. Ils jettent sur le monde un soupçon de justice, une étincelle, un feu, les bouts de vie qui manquent. Ils font pencher les arbres pour qu’on cueille leurs fruits. L’envie d’écrire me vient sans savoir pourquoi.

 

La langue est mon pays natal. Je ramasse du crayon quelque chose qui scintille, une perle, un éclat de cristal, un petit bout de pluie. Ce qui distingue les phrases, ce sont le linge des voyelles, le tintement des syllabes. Quand je dis infini, je n’ai que six lettres pour définir l’espace. Dans la cuisine des mots, il y a toujours une chaise où personne ne s’assoit. C’est de là que j’écris. Quand la bouche n’est plus qu’un mégot mal éteint, il suffit d’un poème pour en faire un volcan. Quand le monde se limite à l’horizon des yeux, la bouche l’agrandit de chemins infinis. La langue recolle de salive la parole brisée.

 

Jean-Marc La Frenière

Publié dans Prose

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