Sur le chemin des signes
Elle est blanche. Elle est bleue. Elle s’insinue partout, la légèreté. Elle est toujours debout, la liberté. Ce sont des mots que j’aime. Le petit homme en moi refuse de se taire. Il en coûte cher de mourir à ceux qui vivent chichement. Je ne crains pas la pauvreté mais l’absence de bonté. Le doigt posé sur le chemin des signes, j’arpente la parole. Chaque mot porte une blessure secrète. Le paysage éclate aux yeux de ceux dont les yeux s’ouvrent, aux mains qui applaudissent. J’ouvre ma bouche au pain des mots, à la source qui découvre la soif. La liberté des routes est celle du marcheur. Elle est noire. Elle est grise. Elle écrase les fleurs, la pesanteur. Elle pollue tout ce qu’elle touche, l’économie. Ce sont des mots qui tuent. Le pointillé des pas enjambe le hasard. Écrire, c’est toujours un peu plus. Il y a des mots dans ce qu’on tait, des muscles dans la voix, des vagues qu’on ne voit pas. Il ne faut pas laisser le sel avec la soif, l’enfance avec la guerre, l’amour avec la banque. Il ne faut pas laisser l’écran remplacer l’horizon. Je vis de peu, de si peu, parmi ces gens qui accumulent, de l’encre et du papier, de la poussière d’or du rêve et des mots en vadrouille, des miettes de pain sur la nappe du cœur.
Ce qui nous fait défaut s’éveille dans le rêve. Des images surgissent à la lumière des choses. Les syllabes s’agitent. Les phrases se déploient d’un simple battement d’aile. Il faut tout perdre pour apprendre à donner, renaître mot à mot au sang du paysage, à la soif de l’eau, à la rosée de l’herbe. Un seul poing fermé alimente la haine. Un seul regard nous manque et l’on se croit aveugle. Il n’y a pas de remède contre le mal de lire, celui d’écrire ou de peindre. On n’empêchera pas l’homme de crier dans le désert ni l’oiseau de chanter. Tôt ou tard, dans le sable des mots, quelqu’un empoigne une pelle. Quelqu’un écope l’eau du cœur. Voyageur immobile, j’ai remplacé la route par les mots. Je traverse le temps avec le mot toujours. Je glisse sur le grain du papier avec le mot luge. Le mot lumière s’écrit avec de l’encre noire. Le mot ombre souligne la blancheur des pages. J’invente le voyage sur un journal de bord, une île dans la nuit, une mer intérieure, une anse pleine d’oiseaux, une forêt de mots colorant les saisons. Je n’ai pas la prétention de savoir mais celle d’avoir faim. Je bois des yeux l’encre du paysage avec ses lavis, ses sfumatos, ses ombres, ses couleurs changeantes. Nous sommes tous des abeilles cherchant à ramener quelque chose de la vie.
Nous sommes de passage. La vie ne finit pas avec la vie. Le vent nous appelle partout. Nul besoin d’apparat, la paume reste la même sur la tête d’un enfant ou la joue d’un mourant. J’avance dans l’inachevé. L’infini rôde au creux de chaque instant et quelque part en nous, celle qui donne et reçoit, la part de la lumière au milieu des ténèbres, la part des anges et des enfants. J’écris une lettre au vent, avec de l’herbe dans l’enveloppe, du sable, du soleil. Il surviendra toujours un homme pour la lire, décacheter la bonté et peut-être répondre, un malheureux, un fou, un enfant égaré. Ces traits, ces lignes, ces mots sur une page, ce n’est que de l’amour recouvert d’un peu d’encre. Chaque phrase est une corde raide, une route sans fin profonde comme le vide. Saturé de silence, le néant s’en remet à l’amour. Le monde s’ouvre à qui sait voir. Dépouillé de tout et de son vide, il restera toujours l’innocence du sensible, le petit feu de l’âme qu’allume l’invisible, les traces de beauté laissées par quelques hommes. L’encre des mots garde la braise à vif. L’ostensoir d’une fleur appelle à la prière. C’est mieux qu’un muezzin, les cloches de Pâques ou la sirène des usines. Les forêts lèvent leurs flambeaux sous un dôme de lumière. Les insectes dansent à l’ombre des sous-bois. Les pierres dorment sans bouger. Le lierre fabrique ses racines dans le mortier friable. Le lichen s’accroche à la peau des rochers. L’arbre se penche pour qu’on vole ses fruits. L’humus prépare les couleurs dont se parent les fleurs. Je salue chaque matin le même vieux soleil. J’écoute palabrer la colline aux corneilles.
Jean-Marc La Frenière