Dans la saveur des mots
J’ai plein de phrases dans mon ventre qui ne demandent qu’à sortir, des mots comme des épines qui écorchent le cœur. Il faut d’abord être poète avant d’écrire, sinon ça n’en vaut pas la peine. Il n’y a que de l’encre et du papier, de la peluche au lieu du poil, des cœurs en porcelaine. On navigue à l’étroit dans le sentimental sans plus rien d’essentiel. Aucune bombe ne guérit. Les bombes ne peuvent que tuer. Les marchands se partagent les restes comme les vautours qu’ils sont. J’écris pour ceux qui n’ont que la faim et la prière du pain pour nourrir l’espoir, ceux qui n’ont rien pour inventer le monde, ceux qui n’ont pas les mots mais tant de choses à dire, des nœuds de cabochon dans une pelote de nerfs, la prétention du moins pour combattre l’abus. La vie n’est pas sous des draps blancs. Elle se promène ensanglantée, cherchant sa route dans la déroute, touchant la mort sans le vouloir entre le proche et le lointain, l’encore et l’autrement. Malgré tous les remords et les regrets, ce qu’il y a devant est aussi ce qu’il y a derrière. J’ai beau changer de stylo, il crache ou bien retient son encre. À chaque ligne, je tombe dans le vide. J’ai beau tendre la main, je ne trouve pas le bout du geste. Chaque phrase met à l’épreuve la faiblesse des mots. Chaque nouvelle image alourdit le regard au lieu de l’alléger. Devrais-je raturer, écrire à blanc comme on tire à côté. Ma langue tourne en rond dans la saveur du monde.
Trop de préjugés nous tiennent en laisse. Je veux écrire le ça, pas le comment ni le paraître, me bricoler un chemin à travers le langage, une route verbale, un petit fleuve sonore. Je veux apprendre à lire, mot à mot, apprivoiser le désordre, voyager de syllabe en syllabe, de voyelle en consonne, du a d’azur au m du murmure, d’un signe noir à l’autre. Ne vous fiez pas aux mots, j’aiguise mes dents sous la dentelle. Le sac du cerveau se vide et se remplit. Il se déverse sur la page et coule entre mes mots. Mes pas sont innocents quand ils blessent la route. Ils ne voulaient qu’aller où se cherchent les hommes, escalader la vue pour voir l’invisible, toucher l’âme du temps, franchir la frontière du corps, dénouer le hasard, réconcilier l’envers avec l’endroit. Le noir prédomine dans le visage des couleurs. Où sont les mains douées pour le bonheur, les subtiles, les généreuses, les donneuses, les doigts qui touchent l’impossible, les yeux en larmes et en alarme, les lèvres qui pardonnent ?
J’avance sur la corde raide dans la matière du monde. Je me raccroche aux mots, des phrases parmi tant d’autres, une musique intime dans les bruits domestiques. Choisir l’espérance n’est pas toujours facile. Le moindre mouvement fait dévier la terre, dériver l’histoire. Il n’y a pas d’Histoire sans petites histoires, pas de main sans les gestes qu’elles posent, pas de mots sans visage. À force de marcher dans les phrases, on finit par atteindre la pensée, celle qui nous pense beaucoup qu’on ne la pense. Les idées sont des accidents du cerveau, des sentiments neurologiques. Ils sont les rides sur le visage de l’utopie. Quand la vie tape du pied, il n’est pas nécessaire d’en rajouter. La terre tremble d’elle-même. La colère est une peur. C’est la colère qui prend la forme de courage. Quand à la pitié, je m’en méfie. Les larmes deviennent vite de l’envie. Tout ce que je tiens dans les mains devient un crayon. Où que j’aille, je suis couvert de mots. Enfant, avec un doigt sur le sable ou un fétu de paille, je collectionnais les voyelles, les consonnes, les apostrophes. J’avais tout un stock de points, de virgules et de barres sur les t. J’écrivais du non-sens. Les os de ma pensée n’avaient pas encore de peau, les mots non plus. Le mot liberté entre les lèvres finit par s’envoler. Le mot amour pénètre tout le corps. Toutes les voix en se mêlant poussent la langue plus loin. Où commence l’infini ? Il est souvent tapi au fond des choses. La vie retient son eau comme une éponge avide.
On écrit toujours à propos de tout et de rien. Ce n’est pas le sujet qui fait la poésie, ce sont les mots, la façon dont ils s’ordonnent ou se refusent. Même s’il lui manque un bras, une jambe, une phrase, le texte finit toujours par avancer. À quoi peut-on se fier ? L’humilité n’est souvent qu’une forme d’orgueil. Ce ne sont pas les heures pleines qui m’intéressent, ce sont les heures vides. À quoi peut bien servir un verre que l’on ne peut remplir ? Toute présence est une menace, celle de son absence. Je ne suis sûr de rien. Toute compréhension débouche sur l’incompréhension. Chez tout homme qui s’interroge, les contraires se mesurent à poings nus. On porte tous à la naissance les rides essentielles. Je n’entre pas dans la compétition, les conflits d’ambition, le goût de dominer, de posséder, de réussir. Je ne suis pas un joueur. J’ai trop peur de gagner. Je préfère l’inconfort aux certitudes. Ce qui m’échappe me sert d’aliment. Ceux qui craignent la mort ne vivent pas vraiment. Ils tentent vainement d’éviter l’échéance. Dans chaque rue, de jeunes pendus côtoient des vieillards pleins d’espoir. On peut choisir d’être un homme sans devenir esclave.
Il y a des mots qui ne connaissent pas la vie et d’autres que la vie ignore. Il faut que la phrase devienne une sensation. Il faut écrire à chaud, ne pas craindre de se brûler les doigts. Écrire à l’imparfait est l’idéal d’un puriste. Écrire, même le pire, est toujours un acte d’espoir. On ne dit pas la vérité pour être cru mais pour y croire. L’écriture nous laisse à tout le moins l’illusion d’exister. Nous sommes tous en cage. Certains s’en accommodent ou en construisent de nouvelles. C’est dans les mots que j’en cherche la clef. Le soleil se lève tous les jours et j’en reste surpris. Peu importe la route, elle mène toujours à nos limites. C’est à partir de là qu’il faut marcher, sauter, faire la courte échelle. Certains airs de musique sont comme un nerf qui se brise. Ce qu’on ajoute à la nature ne lui apporte rien. Au contraire, elle doit alors s’épuiser à combler nos lacunes. Toute création prend sa source d’un défaut. L’illusion de comprendre mène à la politique. On ne verra jamais un arbre se faire élire député, un oiseau légiférer le ciel, une grenouille grossir comme le bœuf.
Il y a toujours une ombre pour servir d’abri à l’âme qu’on expulse. Il y a toujours l’attente qui justifie l’absence, le silence qui permet d’entendre, la page qui accueille les mots. La foi n’est qu’un habit. C’est le doute qui met à nu ce que l’on peut devenir. Nous sommes encore des ignorants du cœur. Voyager sur la lune n’apprend rien sur l’amour. Qu’on puisse donner la vie ne justifie jamais qu’on puisse donner la mort. Ici, je ne parle pas d’euthanasie médicale, mais d’économie, de guerre, de religion, d’idéologie, ces mots où l’on tue pour gagner je ne sais quel gros lot. Il est étonnant que tant d’hommes préfèrent la cage à l’aventure, le confort à l’amour. Le travail rémunéré, c’est se donner du mal pour être malheureux. Vive les paresseux, les chats qui courent après la balle et puis dorment des heures, les fleurs qui se ferment la nuit sans perdre leur parfum. Ce que l’on gagne à rester vivant vaut bien plus qu’un salaire. Je fais ma vie avec des bouts de papier où les phrases titubent, tachées d’encre et de vie. À la recherche de tous, on ne trouve personne. On se perd dans la foule.
Contrairement à ce que je laisse entendre, je ne pense pas qu’aux mots. Je pense d’abord à vivre et l’écriture suit. Même parallèle aux choses, je marche de travers. S’il est facile de comprendre le monde, il est plus difficile de comprendre les hommes. On n’est jamais sûr à qui s’adresse le sourire ni les pensées. Il y a des jours où l’on ne croit même plus la vie possible. Il est rare qu’un journal soit gai. L’encre des évènements noircit les idées blanches. L’œil n’en finit pas d’enregistrer des points pour en faire une image. L’homme d’aujourd’hui ne se sert pas vraiment des choses. Il s’en sert pour se faire remarquer. Sa montre n’indique plus l’heure mais son statut social. L’homme disparaît lorsque l’habit fait le moine. Il y a longtemps que Dieu a fait le mur, nous laissant entre nous. Il serait temps de le comprendre et d’aimer pour de vrai, sans préjugé, sans faux semblant et sans garder pour soi le plus gros du paquet. On ne voit pas les anges. Ils entrent et sortent avec les sons, les couleurs, les larmes. Ils laissent sur les murs un peu d’humidité.
Les maisons haussent les épaules au passage des oies blanches mais les lacs frissonnent et retiennent leur souffle. Un clou dépasse toujours sur le plancher des jours. J’arpente le monde du bout des lèvres. Quand le silence veut se taire, il y a toujours un imbécile pour crier. On parle d’une voix blanche quand on a peur du noir. Je ne cherche pas comment. Je veux trouver un plus, un encore, un meilleur, quelque chose en nous qui nous fasse grandir. Je cherche la justice dans une pelote de lois, une mince caresse sous une flopée de poings. Le capital donne à manger aux pierres ce qu’il refuse aux pauvres. Il pense tout acheter avec l’argent de Judas. Tout salaire dévalue les heures de travail. Ce que l’on doit payer nous arrache la peau. On se retrouve alors avec un masque dans la main cherchant sa propre chair. Il est difficile d’insérer un mot dans les dix milles connexions d’un neurone. Chaque jour qui vient est une parenthèse. Il faut l’ouvrir pour arriver au soir, décacheter la lettre. On passe sa vie à se dévêtir de la mort pour finir tout habillé. Il ne sert à rien de museler la cendre, l’énergie du feu est suffisante. La grandeur de l’âme est trop lourde pour l’homme, et pourtant, il lui faut la porter dans le plus petit geste. Ce qui ne brise pas n’est pas solide. Ce qui ne pleure pas non plus. Ce n’est pas un but qu’il faut atteindre mais la musique en nous. Je pédale dans les cotes mais je n’ai pas de vélo comme un qui meurt noyé en apprenant la nage, un oiseau de basse-cour se prenant pour un aigle.
Il y a tant de mal, on ne voit plus le bien qui se cherche une route. Il y a tant de sang, de gravats, de victimes. Du train où vont les choses, il ne restera bientôt plus qu’une cuillerée d’eau pour affronter le désert. Le capital salit tant de tapis humains avec sa boue qui sent l’argent, la haine et la prébende. Entre les têtes brûlées et les pieds mous, si tant est que je doive survivre aux tapis de prières, aux attentats suicides, aux tirelires enceintes, au commerce des armes, je boxe avec des mots, faute de musculature. Entre le rire du chien et la grimace du singe, entre la vague et le nuage, entre la corde et le pendu, il y a tant de choses que l’homme ne sait pas. Chaque nouvelle phrase agrandit l’ignorance. C’est en cherchant la route qu’on la creuse, pas à pas, mot à mot. Nul besoin de regarder le ciel. On ne commence pas un dessin par le haut. Nul besoin de regarder la terre. Elle porte sur la page les pas d’encre des mots, de la fourmi dans l’herbe jusqu’à l’ombre des pins. Un chevreuil écrit perd son poil sur la page écrite. Il cherche une source écrite dans une forêt écrite. Il trépigne du sabot sur une terre mal écrite. Il emprunte ses gestes à la réalité. Ce qui manque à l’image importe plus que ce qu’on voit. C’est comme un silence entre les notes, l’espace entre les lignes.
Pourquoi faut-il se battre pour parvenir à vivre ? Ce que l’on voudrait être ne doit pas étouffer ce qu’on est. Là où l’absence contamine la substance, le vide fait le plein. On traîne dans son ombre une brouette d’illusions. On n’engendre pas seul ce qui nous rend vivant. Les rumeurs de la vie souffrent d’inaptitude. La tristesse du chiendent ne se partage pas. Ma peau a beau se rétrécir, mon poème grandit et me jette hors de moi. Je fuis les rendez-vous où tout le monde fait la queue, les tribunaux où tout le monde fait la loi, les bureaux où tout le monde se vend, les routes où le trafic marque le pas. La rhétorique n’a rien à faire dans les mots. La métaphore ou la musique font l’affaire. Un oiseau parle seul dans un feuillage ému. Je l’écoute chanter et je deviens vivant. La peau du lac se tend. Je vis au bord de l’eau sans connaître la source. Ce que l’on voit d’un arbre n’est rien à côté des racines, tout ce tissu de nerfs, de radicelles, de voyelles terrestres. Ce que l’on voit d’un homme n’est jamais ce qu’il est. On tente de lire malgré tout sur le visage de l’autre ce qu’il pourrait écrire. Quand le langage marche au pas des marchands, il faut changer de voix. L’ombre dans laquelle on vit est très certainement plus importante que nous. Les visages fermés des livres attendent qu’on les ouvre. J’effleure de ma langue les lèvres du silence.
Jean-Marc La Frenière