J'allonge le cou
Je campe sur le dos d'une grosse colline. Elle a l'air d'une tortue qui s'apprête à partir. J'émerge de la tente au matin avec ma tête dépliée comme celle d'une serpentine. J'allonge le cou. Une poudre tombe des ailes des papillons. Elle éclaire mon cahier d'un pollen de lumière. Je regarde par les trous de la tête. La peau du temps rapetisse. Je reste ce marmot de la nuit affamé de lumière, remplaçant les monstres par des mowglis de foire, des bambis de papier, cette marmotte cachée dans le terrier des mots. J'écris comme je bâtissais enfant des cabanes dans les arbres, ajoutant des phrases aux phrases, des planches aux planches, des murs aux murmures, croyant défier le temps avec un coup de marteau ou de crayon, de plume ou d’égoïne. Mes cahiers raturés ont l'embonpoint du temps et mes cabanes pourrissent sous les poids des années. Des milliers d'insectes y ont trouvé refuge entre les noix des écureuils.
La vie n'est pas un long fleuve tranquille. Un jour ou l'autre, tout enfant s'aventure seul sur une mer démontée. À chaque jouet qu'il brise, un peu de sa vie meurt. Certains avancent à reculons comme les homards des Îles. Ils n'affrontent la vie qu'à contrecœur. La clef d'une porte, un clou dans un mur, une mouche qui bourdonne, un poil dans la main, peuvent être aussi poétiques que les affabulations du rêve. Une simple poule qui traverse la route, une belette qui fuit, une porc-épic et ses petits, portent le sens du monde. Chaque pas de l'homme en est le scribe.
Je n'ai toujours eu pour intimes que des amis imaginaires. J'ai vécu la moitié de ma vie sans eux. Pourquoi me rattrapent-ils aujourd'hui? À défaut de mentir, il m'arrive de faire du style, croyant trouver mon moi dans ma façon d'écrire. Je frappe un mur comme je frappe une balle. Je la regarde aller dans le sillage des mots.
On ne parle jamais seul. Si les murs sont sourds, du moins les arbres nous écoutent-ils. Ce sont nos frères beaucoup plus que les choses qu'on fabrique. Les plantes nous parlent, mais on n'écoute guère. Ce sont aussi nos sœurs. Le monde naturel est une immense famille. Ce n'est jamais l'église qui ajoute plus d'amour au cœur de l'homme. Au contraire. On arrive même à tuer pour un prophète, à faire de la femme un gros sac à fœtus, à faire d'un enfant un soldat pour la guerre. Ce n'est jamais l'espoir qui transcende le possible. C'est l'impossible et l'incroyable.
La vérité fait peur. Elle n'est jamais la même pour chacun. Il est lourd de penser. Je préfère jouer de la guitare. La musique est le côté féminin de la métaphysique, le côté esthétique de l'éthique. Tout oscille entre les choses comme l'atome d'un atome, le pollen dans la fleur, le miel dans la ruche. Il y a toujours un autre dans chacun, un être de néant cherchant à s'incarner. Il y a tant de trous noirs dans la matière du monde, entre l'être et le non-être, entre le rien et le vide, entre la force et la faiblesse. Nous ne sommes pas nés d'une poussière de Dieu, mais de celle du néant.
Il y a beaucoup plus de non-dit que de parole dans le monde. On tonitrue aux quatre vents, mais on prêche dans le désert. Les oreilles ensablées sont vidées de leur eau. Tout le monde s'envoie des photos de chat pendant que les abeilles disparaissent et que les hommes perdent leur âme dans la fiction d'un salaire. L'oreille en forme de portable, ils se textent sans cesse. Ils ne disent jamais rien. Ils accompagnent les bruits ambiants et les mensonges informatiques. Ils tchatchent. Ils zappent. Ils jappent comme des chiens pour un os en plastique ou une baballe en peluche. Ceux qui deviennent ascète, ermite et misanthrope le font souvent par amour de l'homme.
Jean-Marc La Frenière