Comme une noix

Publié le par la freniere

Je mêle mon langage à celui des oiseaux, ma mystique à celle des forêts. Le mot âme est tabou dans les livres comptables. C'est mon balai de sorcière, mon bâton de sourcier, ma baguette magique. C'est l'encre d'un crayon, la palette d'un peintre, la salle de montage, la grammaire musicale. C'est la mémoire de l'homme et la tendresse du loup. Si l'été nous dévêt, l'hiver nous emmitoufle de duvet. En automne, les feuilles saignent et rouillent. Le printemps germe en nous. Chaque saison nous habille. L'étendue de la mer nous rend humble. Je grimpe aux arbres pour respirer plus large. J'escalade les falaises pour toucher l'infini. Je m'enlise pour comprendre la terre. Je m'exile pour m'approcher de tous. Ma solitude se confronte à la mondanité. Nous sommes nés dans la chair. Nous y naissons toujours. Je cherche l'absolu auquel m'accrocher. Même en pliant le ciel, les paupières ne ferment pas les yeux. On continue de voir pendant le sommeil. On parle avec les ombres. On tète la lumière. La poussière des gestes envahit les étagères du corps. Il ne suffit pas de regarder. Il me faut voir avec les mots. J'observe le monde avec les yeux tournés vers l'intérieur.

Fermant les yeux devant le paysage, c'est le même pays, la même route, la même terre de silence, la même communion entre la chair et l'ortie, entre le feu et l'eau. Le ciel verse en nous un horizon plus vaste. La terre boit l'eau des nuages. Les grenouilles gonflées d'air croassent de bonheur. J'en perds mes mots comme on perd ses eaux. On marche avec des nuages collés à nos chaussures, de l'air dans la tête, du ciel dans les poches. Il faut de l'ordre et du désordre, juste assez d'herbes folles. Il y a des nids dans la cime des arbres, des pensées sous le sommet du crâne. Chaque geste qui prolonge le cœur est le début d'un miracle. Ce ne sont pas les murs d'une maison qui importent, mais son âme. Même déserte, le vent secoue la poussière des fantômes, les bruits de la mémoire. Le corps se souvient de l'emplacement des meubles, du vide entre les choses. On ne traverse pas la vie sans frôler quelques failles, sans enjamber l'abîme. Le proche et le lointain s'attirent. Une phrase est cette peau de lapin qu'on tire pour révéler sa chair, cette défroque qu'on décroche d'un clou, le sang du paysage s'échappant d'un stylo pour envahir la page. On cherche toujours un lieu où personne n'est allé. La beauté nous empêche de glisser, celle des galets ou des grands arbres, celle des gringalets qui soulèvent le ciel ou celle des géants qui courbent sous le vent. Les hommes se rapprochent en regardant plus loin. Les souvenirs sont des senteurs dans la mémoire de l'odorat. De la musique à la matière, les oreilles imaginent et le nez se souvient. Les mots tout autant que les gestes témoignent de la mémoire d'être là. Les phrases s'accrochent aux cordes vocales comme les herbes aux planches vermoulues. La parole épouse le silence. La grandeur rejoint le minuscule. Mes deux mains s'ouvrent comme une noix.

 

Jean-Marc La Frenière

 

 

 

Publié dans Prose

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F
" Il ne suffit pas de regarder. Il me faut voir avec les mots. J'observe le monde avec les yeux tournés vers l'intérieur. "<br /> J ' ai découvert votre écriture par un ami FB ... et je suis sous le charme de votre écriture ... sensorielle,. On entre dans votre univers à petits pas feutrés comme pour ne pas déranger et soudain , on est éblouis de lumière . Ce sont les <3 et non les mots qui sont porteurs de lumiére ...