La première page

Publié le par la freniere

La première page d'un livre dont j'ignore le but finit toujours par être la dernière. Il aura fallu un kilo de papier pour quelques grammes de mots, une tête en sueur, quelques doigts tachés d'encre, une poubelle engrossée de ratures. J'ai des doutes sur la santé mentale des vainqueurs. Quel plaisir y a-t-il à gagner? Après toutes ces années, je persiste à ne rien faire. J'envoie des lettres sans adresse. Je fignole des bateaux de papier. J'expédie des bouteilles à la mer. Mes guiboles flageolent dans l'herbe haute des mots. J'apprends le morse de la pluie sur le tam-tam des toits, l'espéranto des doigts sur le clavier du cœur. J'aime jouer avec les mots sans en téter le sens. Bien sûr, ce n'est pas un métier. Je ne suis pas le même quand je parle à quelqu'un. J'ai beau me réfugier derrière des mots creux, on voit mon ombre derrière les phrases. Je suis comme un enfant qui se croit invisible quand il ferme les yeux. Incapable de répondre aux questions, j'en formule de nouvelles. Où? Quand? Comment? J'ai perdu mon enfance. Le cœur n'y est plus. Une enquête se poursuit sur sa disparition. Les chatouilles de l'ortie rougissent la joue du vent. Les vers bougent sous la neige. Les pissenlits ricanent au retour des oies blanches. Les enfants s'amusent avec la pâte à sel. L'odeur musquée du vin transcende le cépage. Hébété par la beauté du monde, je reste l'attardé dans la course du rat.

Il y aura toujours parmi les cimetières des vivants indécrottables, ceux qui ne croient en rien, ni à Dieu ni à Diable. Ils ne croient qu'à l'amour. Je me méfie des hommes d'affaires. Ils préfèrent les chalands pleins de coke aux chats lents qui miaulent. Bien à l'abri du monde, ils effacent la marelle entre l'enfance et la vieillesse. Bien à l'abri des chiffres, ils passent et repassent les comptes. Ils plient les heures comme des mouchoirs et plient les hommes sous un salaire. Je me méfie des églises, des bureaux, des usines. La vraie vie coule ailleurs. Dans le chant des oiseaux, la fausse note est humaine. Rien n'est jamais ceci ou cela. Rien n'est jamais tout à fait rien. On a beau s'aliter, les jambes veulent courir. On a beau être seul, les sexes veulent bander, les bouches veulent s'ouvrir, les fentes se remplir. On a beau être las, les muscles veulent se tendre. On a beau être là, on est toujours ailleurs. On a beau être mille, chacun est seul avec sa mort.

Je peux comprendre que la beauté d'une fleur n'arrête pas la faulx, mais je ne comprends pas cette hargne à arracher les pissenlits pour faire d'un terrain une pelouse anonyme. J'aime qu'un brin d'herbe bouge dans ce monde figé, que les mésanges tiennent tête à l'hiver, que l'eau coule sous la glace. Il y a une page blanche devant moi. J'ai peur d'y tomber. Certains mots frappent dans le dos. Couché par terre, les bras croisés derrière la tête sur une pierre moussue, le ciel nous offre le plus beau des livres d'images, de jour comme de nuit, en toute saison. Les nuages sont comme des nœuds de bois dans l'écorce du ciel. Il y a aussi tout un semis d'étoiles semées à grands jets de pinceau. Sur la nappe sidérale, l'assiette de la lune passe du jaune au rouge. Je préfère ce livre à la télévision où ceux qui n'ont pas de vie volent celle des autres. Suis-je étranger au monde? Je regarde la vie comme un film fait sans moi. Je n'y tiens même pas le rôle d'un figurant. J'ai refusé le scénario, toutes ces guerres, ces morts, ces animaux tués, ces espèces disparues, cette monnaie de singe, ces médailles dérisoires. Je reste sans le sou, sans argument devant la banque. J'ai protégé mon âme d'un salaire et des horaires. Le problème entre le voleur et le volé, c'est toujours le trésor. J'oscille entre l'air bête et l'or du temps, entre le rêve et l'air d'aller. Il fait froid ce matin. Le vent cherche le sang sous les capots de laine. Il faut bouger les doigts pour réchauffer les mains. La terre est au plus mal. Les arbres ne jugent pas. Ils devraient pourtant. Les bêtes se méfient. Les pierres ont la couenne dure et une tête de caboche. Trouvera-t-on un nouvel homme sur ce monceau de merde?

Jean-Marc La Frenière

 

 

 

 

Publié dans Prose

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