Comme de l'eau dans l'huile
J'écris à la lueur de l'aube, les lettres s'échappant de ma main comme des nerfs arrachés. J'écris sans me relire, pour survivre peut-être. On rejoint tous, tôt ou tard, le minéral et le géologique. La chair disparaît. Les os se tassent ou se dispersent dans la terre. Tous les sous-sols sécrètent des cadavres. Les atomes sont partout. Il faut rester humain pour regarder leur danse, pour écouter les choses, pour respirer l'odeur des neurones et répondre aux fougères. Ça sent la sève dans la sciure de bois. Le rêve bouge un peu partout, de l'épice à l'épinette, de l'épilobe à l'épigastre, du monologue à l'épilogue. Ce qui sort de la terre est toujours étonnant tout comme ce qui naît dans les mains d'un potier. Pas un bonhomme de neige n'est pareil. Leur bonhommie s'oppose à l'austérité des rares épouvantails encore debout. Il y en a de moins en moins. On les a remplacé par des assiettes d'aluminium et des bouteilles d'eau de Javel plantées sur des piquets. Il faut dire qu'ils ne faisaient plus peur aux oiseaux. Sans fusil ni gibecière, ils étaient moins dangereux que les chasseurs. J'aimais bien leur présence agrémentant le paysage. Les boites téléphoniques aussi disparaissent, sans parler des seaman's handbook que je cherche partout. Ceux qu'on met dans sa poche ont la souplesse du cuir. Les hommes ne se voient plus que par selfies interposés. On ne roule plus des mots épais comme des crachats. On susurre des chiffres. On ne philosophe plus. On opine ou invective. Les souris d'ordinateur se noient dans la vague des portables. Je suis le seul du village à ne pas avoir de téléphone intelligent. Le seul aussi a écrire à la mine. J'aime les résidus que laissent les crayons de bois, le graphite et la sève se mêlant aux syllabes. J'apprécie moins la longue traînée grise sur le côté gauche de ma main, les ratures trop grasses, les trous dans le papier. Il n'y a plus de grenier. On ne monte plus au septième ciel. On descend dans l'échelle sociale. Les chats rasent les murs, ne sachant plus où se percher entre les fils électriques et les antennes paraboliques. La présence des araignées me rassure, celle des mouches aussi. Tout n'est pas disparu sous le béton.
Des touffes de vent s'accrochent aux orties. Des plaquebières résistent à la température. J'adore être seul au milieu d'un grand bois. Je hurle avec les loups. Seul au milieu d'une foule, j'en perds mon bas latin d'église, mon baratin de foire. À part les pigeons, il n'y a pas d'oiseaux sous la lumière des néons. La nuit s'éteint dans un néant blafard. L'éternité se perd dans une poignée d'heures. Les anges n'ont pas d'ailes. Tous les hommes ne sont pas des salauds ni les femmes des salopes. Tous les enfants vieillissent et finissent par se vendre. Sous le joug des banquiers, la vie n'est qu'un prix à payer. Chacun s'habille en homme-sandwich. Les restaurants ne sont plus que des dentiers de luxe. Le skaï collant a remplacé la chaleur du bois. Tout se perd aujourd'hui. Même les pauvres jettent le pain trop sec et ne font plus de jus avec les fruits trop blets et les épluchures de légumes. Chacun balaie chez le voisin son petit tas de malheur. On m'a voulu publicitaire ou vendeur d'assurances. Je ne suis pas de ceux qu'un Dieu ou un Diable amadouent. À la fortune mal acquise, j'ai préféré la chute dans le néant. Parmi les détritus et les restes humains, l'âme affleure sans se mélanger comme de l'eau dans l'huile.
Jean-Marc La Frenière