Une devise sans pays

Publié le par la freniere

Dans la tête des vieux, le sang des soldats morts tache encore les bas bleus des lavandes. Recherchant la tendresse, je la trouve parfois au milieu des ordures et chez les chiens sans maître. Qui s'approche du cœur quand je dors la nuit? À qui est l'ombre qui me suit? Peu me chaut les soirs graphiques et monochromes, les quadratures du cercle, le vent qu'on retient par la main n'est pas vraiment le vent. On ne peut pas passer de l'enfance à l'adulte sans se fermer les yeux, sans se toucher la panse au lieu du cœur. Le temps convoque ce qui meurt. Je dois quitter la pièce. Les auteurs s'engueulent sur le dos de mes livres. Les mots enlèvent leur jaquette et finissent à poil. Leur charabia se mêle au braille des caresses.

Une devise sans pays ne tient pas ses promesses. Je me souviens à peine du chant du coq. Les dernières nouvelles s'apparentent au bêlement des agneaux. Il suffit de longer une route goudronnée pour croiser la mort, oiseaux frappés en plein essor, limaces répandues, carnivores écrasés, carcasses de belette. Dans ce temps ivre de chiffres et de menue monnaie, contaminé par l'argent, l'homme la transmet à ses enfants. La terre en meurt peu à peu. La maladie d'amour s'impose comme unique antidote. L'homme n'en meurt pas, mais grandit vers le mieux. Même celui qui s'exprime par l'urine et l'injure apprend le nom des fleurs et celui des oiseaux. Il s'adoucit la gorge au fil des paroles.

J'écris ces lignes assis sur une dalle, les épaules appuyées sur une pierre tombale, mêlant mon encre au sang des morts. Le temps s'accorde à la lenteur des pierres. J'entends battre la sève dans les meubles et la forêt gémir dans le feu. Je vois l'arbre dans les planches et les racines sous les pieds. Il reste dans le bois cette senteur de mouillé, cette mollesse des fleurs, ce piquant des épines, ces odeurs de la vie que les villes ont perdues. Je me croyais seul en forêt. Elle regorge de lumière et d'oiseaux, de petites bêtes et de chevreuils, peut-être quelques ours qu'on ne croise jamais. L'humus qu'on remue distille ses parfums. Blessé à chaque pied par la souffrance du temps, je piétine les routes. J'ai les os qui titubent près d'un ruisseau qui jappe.

Ici, les forêts de conifères sont une création récente. Elles remplacent de plus en plus la beauté des bois mixtes. Avec cette manie de tout reboiser d'épicéas, d'épinettes, de pins et de sapins, les forêts se ressemblent. Même la sève s'urbanise. Les arbres quand ils naissent n'ont pas besoin qu'on les photographie. Ils font déjà l'amour avec les éléments. Ils bandent sous le vent, bourgeonnent sous la pluie. Ils craquent ou chantent avec les saisons. Chaque région a son patois. La façon de marcher, de regarder le monde, de serrer la main ou de hocher la tête, font partie de la culture. À côté des dictionnaires, tout un lexique prolifère. La langue et les images en découlent. Même la façon de garder le silence est une façon de parler.

Jean-Marc La Frenière

 

 

 

 

Publié dans Prose

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