Le bord du monde

Publié le par la freniere

Je n'ai guère changé depuis le carré de sable, les bancs d'école, les cinémas et les tavernes cheap, mais j'ai grandi intérieurement. Je suis resté l'enfant dans un corps de vieillard, toujours en retard sur le présent mais en avance sur le temps. Je suis un étranger dans mon propre pays, habitant ma parole comme on habite un corps. La langue est mon pays. La bouche ouverte dans les mots, j'avale quelques phrases. De la boue des voyelles à la bave syntaxique, de la taupe à l'oiseau, des milliards de larves se sont muées en bêtes et quelques borborygmes en chants et en paroles. Ce qui m'éloigne de la prose, c'est l'intention des phrases, l'invention des images, l'attention que je porte à la musique des sons. Tous les sens voyagent de la mer aux étoiles, de la terre aux nuages, de la main à la bouche, des petits mois d'hiver aux longs jours d'été. Pour connaître le monde, appréhender les autres, me faire ami-ami avec les inconnus, mes guides furent Rousseau, Cendrars, tout Nicolas Bouvier. De Jean Sénac, Arthur Rimbaud, Guillevic à Émily Dickinson, tout un courant de mots suit la marée du cœur. J'ai pris la prose chez Vernet, Louis Bourg, l'immense Giono, Julien Grack et Bobin. J'ai appris l'incroyable des images avec Claude Pélieu, Henri Michaux, tous les surréalistes, les sourates américaines chez Whitman et Ginsberg, la poésie chez Tzara, Jean-Claude Pirotte, Néruda, Miron, Vanier, Jacques Brault, Juan Garcia, Rina Lasnier, Chamberland et Langevin. Le jazz et les folk songs m'ont affûté l'oreille. Je passe aisément de Mozart à Mingus, de Segovia à Bob Dylan, de la Bolduc à Joan Baez. J'ai voyagé su'l pouce de Big Sur à Goose Bay, à la recherche d’Henri Miller et des Peaux-Rouges. Dans le panier près de la sortie, je n'ai pas pris les ordres du boss, les conseils de police. J'ai pris la porte, quelques pages de Quignard, les acrobates de Picasso, un parapluie percé, des poèmes de Trakl, des cheveux d'ange, un canne de boiteux, des cannes de beans et l'école buissonnière. J'ai pris la poudre d'escampette devant la porte des usines. Je n'ai pas pris l'hostie de Dieu. J'ai pris la route et quelques bières. Je n'ai pas pris de billets à la loterie du désespoir. J'ai pris les mots de la tribu pour en faire des caresses ou des poings, les larmes de Peau d'Âne dans les livres d'images. J'ai abouti à la campagne le temps de faire deux enfants, d'élever des chèvres et des lapins, le temps d'aimer et de chanter. C'est loin de la ville que j'ai appris le langage des bêtes et le chant des oiseaux. Quant à creuser le sol, j'ai semé des poèmes, des mauvaises graines et du pavot. Que de monde dans les ruelles étroites! Aux parkings toujours pleins, j'ai préféré manger des pommes sauvages et des truites de ruisseau, des écrevisses et des cuisses de grenouille, faire un jardin à portée de la bouche, traire des chèvres pour le lait, avoir un loup pour compagnon. J'ai aimé le grand corps agricole avec ses bottes de paille, son ciel fourmillant d'étoiles qu'aucune lumière urbaine n'altère. Aujourd'hui, des étrons de plastique ont remplacé les meules de foin et d'immenses lampadaires tachent l'éclat de la lune. Malgré son bois rongé par les années, mon arbre résiste aux froids et aux intempéries. Je ne suis qu'une feuille au grand arbre du monde. Même aujourd'hui, où le nez ne sert plus à rien, j'aime les odeurs. L'homme sent l'homme comme les chiens sentent le chien. On oublie que le corps humain sue, éjacule, digère et produit des humeurs, de l'urine à la morve, de la sueur au sperme. Comment convaincre le monde que nous sommes plus vrais dans la misère, le dénuement, la pauvreté? Plus rien ne nous distrait de la vie. L'opulence matérielle entraîne une indigence spirituelle. Plus la technologie s'affine, plus le degré de sottise augmente. Malgré le rappel éphémère des drames sur les réseaux sociaux, l'indifférence est devenue le lieu commun. Les émoticônes remplacent la pensée. Un peuple de haïsseurs a supplanté les bâtisseurs. Les haters adorent les minous, les pandas, les ours polaires, mais ils ont peur des étrangers. Quelques mots suffisent à leur absence de philosophie. Autour de tout, il y a la nature, ensuite il y a l'homme, toujours le même malheureusement, préférant trop souvent le pire au meilleur, la guerre à la paix, la boxe au cerf-volant, n'écoutant pas les bêtes, se moquant des petits, négligeant les rivières, se croyant supérieur. Aujourd'hui, seuls quelques individus possèdent toute la richesse du monde. Si le peuple quechua vivant dans les hauteurs des Andes mène une vie de solidarité et d'entraide, les rednecks américains prient encore le Dieu du capital. Dans les églises du sud, on les bénit avec en bandoulière des mitraillettes de guerre. Pour que l'amour remplace l'économie, il faut tout partager.

Jean-Marc La Frenière

Publié dans Prose

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