Je suis un mot

Publié le par la freniere

Il y a longtemps que l'homme écrit. Il couche tout sur du vélin. Il n'accepte pas le temps qui brise tout. Il consigne ses actes comme on allume une chandelle au milieu de la nuit. Il relate ses joies, ses tristesses, ses batailles, ses amours. Il glane de ci de là des lambeaux de parole. Il ajoute au monde déjà crée des pièces de rechange, tout un patchwork d'émotions. Le réel se dilue dans l'eau saumâtre du réel. Le rêve continue bien après sa lecture. Si je ne bouge plus depuis vingt ans, j'ai pourtant l'impression d'aller plus loin. Nous sommes si peu de temps sur terre, pourquoi dilapider son âme et vivre d’échappatoires ? On n’essuie pas d’un geste toute la poussière du temps. Dans la maison déserte, on met sur la mémoire une housse à fauteuil. Une lueur brille à l’ombre des fantômes et l’énergie se perd dans la fatigue du monde. Les notables ne veulent rien savoir de ma voix, ma voix de loup, ma voix de pauvre. On ne veut pas de crécelle dans l’orchestre du monde. On cache la vérité derrière un paravent. On préfère les menteurs aux manchots, les crosseurs à ceux qui font la manche, les coups de poing aux coups de main, les comptables aux conteurs, le crissement des pneus au crincrin des cigales, les chapelets de balles aux phrases en bandoulière, les ordres des marchands au désordre des ronces. Il pleut des oiseaux morts dans les forêts tondues. Il est difficile de voir un homme dans une foule. Seul l’homme seul est un homme. Les chaises tout comme nous attendent la rencontre.

Le temps qu’on met pour être un homme emprisonne l’enfance. Si vivre était au moins un jeu de cirque, un jeu d’enfant. Malheureusement, c’est devenu un jeu de rôles qui ne sont jamais drôles, un jeu de guerre, un jet de pierres, une roulette russe, une foire d’empoigne où l’on piétine les artères du cœur. Des enfoirés mènent le bal. Quand on pense le monde en termes d’économie, c’est toute l’humanité qu’on appauvrit. Entre ces murs de chiffres, ces écrans, cette pauvreté du cœur, il faut oser poser un regard d’âme sur le monde. Je voudrais vivre pieds nus ou en sandales, en raquettes l’hiver, mais le sang cogne sur des parois de haine. Les poings s’écorchent aux barbelés. Les fleurs tendent le cou pour un baiser qui ne vient pas. Il faut briser la vitre, laisser la vie entrer en masse, penser des choses bien plus grandes que nous. Ceux qui brûlent dans l’ombre ont des mains de lumière. Je ne vois plus très bien et je n’entends qu’à peine, mais je rêve plus haut. Des pays naissent au bout des doigts. Des mers se lèvent sur la page. Je découpe les mots dans mes propres viscères. Pour ce maigre butin, deux ou trois carnets me suffisent, une poignée de crayons. On peut écrire n’importe où, passer de la mesure humaine à l’univers entier, se reconnaître dans les plantes et ne garder de soi que le meilleur. Je suis debout sur le bout de la langue. Je suis un mot que l’on n’a pas dompté. Je fouille le soleil avec un bout de crayon. Je me contente de la bonté d’un arbre, la beauté d’un visage, d’un livre faisant le pont entre le rêve et le réel. L’essentiel est un pain dans la famine qui règne. S’il faut sauver la terre, ce n’est pas pour sauver l’homme, mais la vie qui l’entoure.

 

Jean-Marc La Frenière

 

 

 

 

Publié dans Prose

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