On ne vit pas à vivre sans amour

Publié le par la freniere

Les mots ne sont des choses que pour les grammairiens. Pour les autres, même les plus potaches, ils véhiculent du sens. Ne parlant pas la même langue, ne voyant pas les mêmes choses, les plantes nous procurent tout de même du bonheur. Quelque chose nous unit derrière les apparences. S'il faut claquer la porte, encore faudrait-il qu'il y ait une porte à claquer. Contrairement à ce que je croyais, je n'écris pas ce que je vois, c'est ce que je vois qui m'écrit. Tout est la conséquence de nos gestes. La terre est à chacun, et pourtant, l'espace est parsemé de terres à vendre. On doit payer pour boire de l'eau, monnayer l'air qu'on respire. Les rides montent à l'assaut des visages. Coupable de tous les bilans, capable de tous les crimes, l'homme a remplacé le stylo par une arme. Les Américains s'apprêtent à élire un guerrier sans cervelle et sans cœur. Laissez-moi mon bagage de mots, mes couleurs pleines de poils, mes images à deux sous. Tout ce qui ne tue pas fait vivre. Le silence est en feu. Je brûle mes deux mains quand je touche un crayon.

J'ai cessé de pleurer parmi les hommes. Je fais halte à l'auberge des fleurs, à l'étable des mots, à l'oratoire des oiseaux. Le soleil lessive le tapis vert des campagnes, là où la fleur se mélange au fumier. Un fardeau de lumière courbe le dos de l'ombre. Un goût de boue se mêle à la chaleur du pain. Les corolles du lilas ont fini de courir, mais il reste des feuilles qui cachent des oiseaux. Un seul regard déchire le chiffon des paupières. J'aime les forêts aux arbres durs qui prennent le temps de mûrir en sagesse, contrairement aux pins et aux épicéas trop pressés de grandir. Des milliers d'insectes bruissent et bourdonnent parmi les frondaisons. Le vent poudroie sur les mirages de pierre. Les galets étincellent au milieu des ruisseaux. Un couleuvre dort dans la fraîcheur d'un creux. Je touille l'encre au bord de mes papiers et je remue la route avec mes béquilles.

L'infini bute sur les corps. Les caribous traversant les villages nordiques cherchent les voies de transhumance. Affrontant l'autoroute et les parkings de bitume, les tortues pondent au même endroit depuis des millénaires. J'en ai vu quelques-unes, la carapace éclatée près d'un poste de péage. Les fourmis brodent sur le sable des milliers de sentiers. Les colibris se gargarisent d'une goutte de rosée. Je regarde une belette écrasée sur la route, une longue traînée de sang au milieu d'un sentier. Il suffit qu'un homme ait un volant ou une arme dans les mains pour qu'il devienne un assassin. Comment peut-on avec des mots rivaliser avec la vie? Tachée de miettes de pain, la page reste sur sa faim. Un cri s'élèvera-t-il d'un peuple de voix tues? Il suffit d'épeler les nuages pour entendre le ciel. Une rivière coule dans ma tête. Ses vagues tossent à mes tempes. Une poignée d'échos bourdonne à mes oreilles.

L'espoir n'est pas dupe d'une provision de cendres. La haine et la misère ont tenu tête au feu. Lorsque je quitte le ventre potelé des collines, la laideur des villages assaille mon regard. Les banquiers dorment dans un lit en porte-feuille, pliant et dépliant des liasses de billets. Ils ne rêvent pas, ils comptent. La tôle a remplacé le bois. Les écrans ont remplacé les menhirs. Les dolmens sont de verre et les verres en plastique. Les hommes s'éveillent sans défense à la mine, à l'usine, au bureau. Ils finiront comme ils auront vécu. Le standing social s'impose même dans la mort. À manquer de racines, un arbre fane vite. C'est comme une fleur sans sa terre, un homme sans amour.

Jean-Marc La Frenière

 

 

 

Publié dans Prose

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