Ne restera-t-il de nous que quelques grains de sable, une poussière de laine au fond des poches, quelques larmes, quelques mots, quelques rires, le sel des souvenirs sur la peau du destin, de minuscules pattes de mouche, des odeurs, des parfums, des mirages, la cicatrice d'un ego qu'on exhibe aux quidams. C'est coriace la vie, endurant comme un ours piqué par les abeilles. Un chasseur malhabile a blessé une bête. Des pissenlits repoussent sur les traces de sang. Une alouette refait son nid. Après le passage des hommes, le cours d'un ruisseau retrouve son lit. Les castors déplacés pour faire la Baie James sont revenus d'eux-mêmes. C'est coriace la vie, têtu comme un nœud de bois, un œuf à la veille d'éclore, un carnet de voyage. Au printemps, les herbes flétries par la neige reprennent des couleurs. Tout repousse, les feuilles, les fleurs, les fruits, les sourcils d'herbe verte dans le visage d'un rocher. Les graines germent sous la boue des sentiers. De menus insectes nous transpercent la peau. C'est coriace la vie, généreux comme l'éclat d'une luciole dans la nuit, un souffle chaud sur la rosée, la bonté muette des fleurs, la joie d'un ruminant retrouvant sa pâture. Les outardes et les oies blanches reviennent airer dans le nord. C'est coriace la vie, dur comme l'écale d'une amande, l'écorce de l'ébène, le roc du Pain du Sucre. Planteur de lettres, récolteur de nuages, pelleteur de vie, crieur public vêtu par Gutenberg, j'avance dans la forêt des signes. Je refais les passions, les passages, les pas aux longs baisers de sable sur la plage. Je lâche la bride sur le cou d'une luxuriance végétale. Avec quelques mots doux, le soleil, le vent, la pluie, je fomente un été. C'est coriace la vie, émouvant jusqu'aux larmes.
Toute vie se dérobe à la dialectique. Même les insectes tergiversent. On avance comme on peut. Les oiseaux se répondent l'un l'autre. On n'écrit pas pour être lu, mais parce que d'autres écrivent ou ont écrit. J'ai gardé en moi ce qui chuchote dans la forêt, ce qui murmure dans les champs, ce qui pétille dans l'eau du ciel. Mon écriture ambulatoire s'étiole dans une chambre. J'ai besoin d'une errance physique. Je m'ennuie de mon loup, des sentiers du rang 6, de la rivière Larose et des piqûres de guêpes. Les sauts de puce de blog en blog ne remplacent pas les crampes et les ampoules aux pieds, l'odeur des lilas et la fraîcheur du vent soulevant la jupe des tulipes. Que ne dépèce-t-on en fouillant la lumière, en fouaillant dans l'ombre? Quand on finit un livre, on se demande pourquoi, pour qui. Étrangement, pendant son écriture, on ne se pose pas la question. C'est alors qu'elle devrait se poser. Dans le froid du silence, l'écrire est un retour de flammes. Il suffit peut-être d'un cri pour déranger le repos des notables et renverser la table du repas, d'un livre saturé de placenta verbal, d'un ciel où tournoient les trous noirs, les étoiles et les astres en fusion. La vision dérape en des fragments d'images. Les pensées s'entrecroisent dans un espèce de kaléidoscope mental. Le vent dérange mes papiers. Les mots glissent l'un sur l'autre. Les yeux retrouvent une raison de lire. J'écris la tête en bas, à l'envers du silence. Les images flottent sans raison. Certaines coulent, d'autres s'envolent ou s'enracinent. Il y a des ruisseaux dans mes poches qui y perdent leurs eaux, un loup entre mes os qui cherche ses repères. J'écris la gueule ouverte, des orties plein la bouche, la tête un peu knock-out, une rage dans les tripes mêlée à la tendresse du cœur, les mots à rebrousse-poil, les phrases à bras le corps et les hosties toastées des deux bords. Je laisserai ces pages pour tout solde d'inventaire. J'attends la mort de pied ferme.
Jean-Marc La Frenière