Simplement la vie

Publié le par la freniere

Dès le matin, la vie se lève, chiffon en main, pour essuyer la vie. Elle voudrait bien laver le sang à la grande eau du cœur, le sang poisseux des crimes que les hommes ont commis. Il en reste partout, sur les bilans comptables, les comptoirs de bar, les chaînes de montage, le cuir des attaché-cases, la paperasse des journaux, le strasse des chimères. La vie est pire que salope, capital et compagnie. C'est à dresser le poil sur la peau des années. Fermant la porte du vieux monde, je croyais sortir d'un pas léger quand une haltère de cent tonnes me tombe dessus, un singe me grimpe sur le dos, un immense boa me contracte les bras, les ponts s'écroulent sous mes pieds, mes plus beaux rêves se transforment en cauchemars. C'est le futur qui s'annonce avec ses forêts dévastées, ses mers polluées, ses continents de plastique, ses lumières LED et laides, ses espèces défuntes, ses hommes aux yeux d'écran. Les bébés éprouvettes y parlent en numérique. Ce ne sont plus des oiseaux qui criaillent sur le toit, mais des cohortes d'anges. Leurs cris déchirent la soie de l'air et le velours du ciel. Il en a fallu des tonnes de bêtises, de prières, de croyances et d'idéologies pour en arriver là, des tonnes de lâcheté pour supporter les banques, les hommes d'affaires, les gens d'église. Je m'empresse vers les sentiers perdus oubliés par les quads. Quelques bêtes y survivent, se méfiant des chasseurs et leurs lunettes d'approche. Des salves de fougères remplacent la mitraille. Je préfère le poc-poc des pic bois au tir des snipers. Je me nourris les yeux de la douceur des lieux et les narines de toutes ses odeurs. Mon désespoir s'estompe peu à peu. L'haltère devient moins lourde. Le singe disparaît. Le serpent se transforme en caresse. On peut toujours rêver, même si le monde ne change pas. Je déguste le rouge des quiscales, celui des sanguinaires, le jaune des pissenlits et celui du soleil, le bleu du lin et des rivières, tous les tons de la terre avant qu'on disparaisse.

La porte s'ouvre par une drôle de clef: la poésie. L'iris se dilate dans la pupille de l’œil. Dans la chambre noire du corps, la cervelle émulsionne les négatifs du réel et développe les images. L'ombre s'estompe dans la lumière du jour. Tout est plus clair, plus net, plus vivant, les larmes avec la peine, le rire avec la joie, les gestes avec la main, l'espoir avec le trèfle, l'amour avec le cœur. Je cherche un peu d'eau dans le désert ambiant, une bulle d'oxygène dans le niveau du monde, une pensée d'oiseau, un nœud de bois qui brille sous l'écorce. Les saisons passent et me laissent des rides, de l’ostéoporose, un trou d'obus dans le foie, une démarche de phoque ou de pingouin, des lunettes plus épaisses, encore moins de cheveux et plus d'épines que de fleurs. L'individu devient un dividu, les livres publiés des caisses d'invendus. Jetés en pâture à la mort, on croit tous en réchapper, même les athées qui prient les barreaux de chaise, les enquêteurs du réel et les quêteurs de rêve. Dans ce monde de marionnettes, tous les fils se touchent. Les hommes deviennent fous. Parmi tant de beaux parleurs, seul celui qui se tait mérite qu'on l'écoute. Même en raturant, biffant, gommant, je reste loin du compte. Les fées sortent du conte la robe déchirée et la baguette en l'air. Dans la cohue des ombres, mon nom perd ses lettres de noblesse. Deux e surnagent quelque part. Le f se fait la malle. Le Jean cherche le Marc et La Frenière s'enfuit au volant du silence. Des pas se font entendre, mes propres pas, mes pas sales, les pas d'un autre, les pas perdus, les pas gagnés sur le temps, les pas du tout, les pas d'affaire, les pas d'un loup dans la pénombre. Clique, souris, clique, que je rattrape au plus sacrant les beautés naturelles, les joues rouges, les amis du passé, du présent, du futur. Cours, petit cheval, cours, que je disais enfant sur mon cheval de bois ou assis sur une chaise à l'envers. Elles sont loin maintenant les aventures dont je rêvais plus jeune, marmot déguenillé, la guédille au nez et les poches pleins de menu fretin, vieux sous noirs, boutons de nacre, brins de paille, deux trois galets sucés longtemps. Ce n'est pas Dieu que je cherche partout, c'est simplement la vie.

 

Jean-Marc La Frenière

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