Le sens de la vie
Mon loup me suivait comme une ombre. Depuis mon ombre est revenue, une ombre comme les autres ayant perdu son flair. La main invisible du vent me caresse la peau. J’attends toujours que des sirènes sortent du lac et se mettent à chanter. Chaque écosystème produit en nous des sentiments, de la trompe des insectes aux dents des bêtes, de la langue des lagunes à l’épiderme des montagnes, des épines aux épis, des oreilles de chat aux aboiements d’un chien. Un craquement d’herbe fait tressaillir les mots. J’aime les mots et la beauté des femmes, l’écriture et la tendresse des loups. J’aime quand vibrent les cordes vocales et que les mots sautent sur la langue, ce tremplin lexical. L’alphabet est plein de petits acrobates. Les t font du trampoline. Les i jonglent avec les points. Les s se coursent entre eux. Les x jouent du xylophone, les b de la batterie et les p pétaradent. Les parenthèses font la ronde. Les o ont la bouche bée. Les virgules toussotent. Des images naissent au milieu d’une page, dans l’utérus d’un paragraphe. Le fil d’une pensée se tend d’une phrase à l’autre. J’ouvre un livre pour entendre la mer. Je tombe parfois sur un désert. J’ouvre la bouche pour aimer. Écrire est une façon d’aimer. Parler et peindre aussi. Toutes les phrases s’accompagnent de musique. Le cerveau est comme un robinet qui fuit. La mémoire y dégoutte. La vie fraie son chemin à travers les hommes. Après les mélèzes au teint blafard, je marche sous les vieux érables aux bras armés de gourdins. Le vent s’empale aux épines des églantiers. Les mésanges, ivres de chaleur, ont retrouvées leur taille normale. Elles dansent dans l’air ambiant une valse d’oiseaux. Les tamias se couraillent d’une branche à l’autre. Les corbeaux ricanent. Les lapins vaticinent. Les animaux ne manquent pas d’humour. S’ils ne changent pas le monde, les mots nous permettent quand même de changer de monde. Par eux, je suis passé des tentacules urbains à l’enchevêtrement des arbres, de la brûlure du bitume à l’eau fraîche des ruisseaux, du cercueil de tôle à l’utérus végétal.
Je cherche la lenteur et la simplicité, un espace de silence et de paix, la chaleur d’un œuf dans la nature démesurée. A six heures du matin le soleil se lève. Je lui offre un café. D’autres matins, je reste dans mon lit. Quand on ne fait rien, on porte attention à tout. Les moindres crépitements, pétillements, susurrements m’incitent à écrire. La mine d’un crayon est comme la pointe de l’âme. Les mots l’émoussent et le silence l’aiguise. Les oies et les canards arrivent de partout. On les entend de loin, bien avant de voir leurs v voler. Ils laissent des plumes sur le lac et des chiures dans l’eau. Lorsque j’écris, je n’ai pas le temps d’inventer des dieux. Trop de choses bougent sur la page. Je les touche du crayon. J’assiste au concert des oiseaux. J’auditionne les mésanges une à une. Je fais le décompte des arbres. Je suis l’ami des fleurs, des sittelles, des abeilles. Après le déjeuner, assis sur une buche, je fais semblant de fumer un gros cigare de brume. Ses volutes rejoignent les nuages. Je caresse le dos du présent. Les heures éclosent dans le jardin du temps. Le jaune d’or des mélèzes est devenu tout vert. Cette année, le printemps tient mal ses promesses. Il y a plus de pluie que de soleil, plus d’épines que de fleurs. Ce n’est pas le sacre du printemps, mais un printemps qui fait sacrer, autant les bêtes que les hommes. La terre n’ose pas déchirer son parka. Des racines percent la croûte et les herbes repoussent. La timidité du soleil prélude à son triomphe. Il faut préférer la passion à la pension alimentaire, les coups de cœur aux coups bas, les coups d’aile aux coups de feu. Les oiseaux migrateurs repartent et puis reviennent. Des arbres meurent. D’autres naissent sur l’humus des vieux arbres. Les immortelles hibernent et renaissent au printemps. Je n’obéis qu’aux lois non écrites, aux odeurs, aux parfums, au salut des oiseaux. Je me méfie des lois humaines, des juges, des jurys. Je suis l’avocat des insectes, le secrétaire des silures, le scribe des étoiles. Toutes les villes sont provisoires. La nature, tôt ou tard, reprendra sa place. Dans les villages abandonnés, les mines désertées, les arbres poussent à travers le béton. Un cheptel de caribous habite Schefferville. J’apprends à vivre dans ce qui restera.
La matière des mots baigne dans le liquide rachidien. On dirait que l’hiver s’accroche à toutes les saisons. L’homme a longtemps jeté ses déchets à la flotte. Les charognards du lac ont peine à fournir à la tâche. Un petit vent du nord aiguise ma gueule de bois. Le froid, le froid, le froid. Il m’embête celui-là à ne pas vouloir céder sa place. Il s’immisce entre les pages d’un livre, sous la peau des paupières. Quand le beau temps revient, le bonheur est si simple. J’y laisse ma conscience y faire les cent pas. Il pleut à verse que veux-tu. Des milliers de diamants tombent du ciel. Les éclairs font des brèches de lumière. Des éclaircies finissent par apparaître. La météo joue au yoyo. Le yin et le yang se confondent. L’éclat de mon regard rejoindra-t-il celui des étoiles sidérales? Resterais-je enfoui dans l’humus des feuilles et les sédiments terrestres? Mon corps nourrira-t-il les grandes flaques d’eau morte? Les cèdres me font signe. Les épinettes me grafignent. Un arc-en-ciel s’arque boute sur l’échine du lac. L’eau voyage des nuages à la source, des sources à la rivière, des rivières à la mer. De l’aorte à la main, le sang est un piètre voyageur. Il a besoin de la pompe du cœur et du battement des veines. Les fleurs qui éclosent répandent une odeur de sexe et de désir. Les abeilles butinent le sperme du pollen. Les colibris lutinent les corolles comme des fées de lumière. Le peuple des insectes se réveille, ceux qui rampent, ceux qui lampent, ceux qui mordent et fourbissent leurs griffes, ceux qui grattent, ceux qui volent. Les bêtes pansent leurs blessures dans le repaire du printemps. Les hommes ne pensent plus à rien. Ils transforment la Bible en code pénal et l’Islam en mercenaires d’Allah. Le suicide du Christ n’aura servi qu’à engraisser les hommes à tiare et à soutane. Pour compenser, il faudrait remplacer la mire d’un fusil par le verre d’une jumelle, la chasse à courre par un safari photographique, la danse de Saint Guy par la lenteur du panda. Le soleil est une hostie de sang sur l’ostensoir du monde. J’éprouve de la tendresse pour les paramécies, les insectes, les lichens, les plantes, le crissement des cigales, les photons du soleil. Loin de la mer, j’écoute le bruit des vagues sur la page. Le vrai sens de la vie est de n’en pas avoir.
Jean-Marc La Frenière