Le bord du monde 2
J'aime la vie et ses couleurs de peau,
le bleu des veines, le rouge du cœur,
le vert des mousses sur les clôtures de perche,
l'odeur du temps dans la mémoire humaine,
les rapports intimes de l'un à l'autre,
le vent mouillé, le froid qui mord,
la lenteur des bœufs, la musique de vivre,
la saveur de la soupe, la chaleur de la lampe,
les fleurs de pommier et les sourires du temps,
la barbe d'un vieillard et celle du sainfoin,
le paletot bleu du ciel, le chapeau des russules,
le sublime tenant tête à la laideur du monde,
l'infini dans les bottes et l'absolu au ras du cul,
les affluents des bras d'où émergent les mains,
l'ombre qu'on suit sans cesse en avançant vers l'horizon,
la lumière qu'on cherche au bout de chaque chose,
la soif de vivre malgré le fond des ruines,
l'envie d'aimer malgré le bruit des bombes,
le cocaïne des mots dans le sac du silence,
la vaisselle de l'âme dans l'évier du corps,
l'encre qui coule entre les verbes et les proverbes,
les oiseaux de mauvais augure, les moineaux qui chantent faux,
les corbeaux sur un fil et les corneilles en bandes,
les vieilles remises paysannes avec leur toit qui coule,
les outils de jardin, les noirs de Breughel,
les soleils de Van Gogh, la paille jaunie des labours,
les becs d'oiseau cassant la glace ou l'écorce des arbres,
leurs serres déchirant l'air, leurs yeux perçant la nuit,
le ballet des cristaux dans la neige qui tombe,
les cabanes de drap où l'on apprend à lire à la lueur des piles,
le visage des femmes, le rire des enfants.
L'absence de Dieu remplit le monde.
Même sans foi j'attends toujours quelque chose,
non pas un Messie mais une image ou un poème,
l'inconnu, la jeunesse, un miracle,
une source, une clef, une main nue,
une voix d'outre-tombe sur un microsillon.
Malgré les lois, les règles à suivre,
le froid, l'effroi que dévorent les ombres,
les fleurs noyées dans des bouquets,
les petits boss à écouter et les bourreaux à supporter,
tout ce qui manque au monde, l'amour et la tendresse,
j'aime la vie et ses jardins secrets,
chaque fleur dont j'ignore le nom et celles que je connais,
la terre creusée comme une paume par le pas des fantômes,
l'enfant dans l'homme continuant de jouer,
ses toupies, ses poupées, ses ballons de plage égarés dans la mer,
l'échelle au pied du mur et la marche qui craque,
tous les oiseaux et leur musique de plumes.
Se pourrait-il que tout langage soit faux,
que toute parole soit vide d'espérance et de sens?
Les hommes ne savent plus se parler sans mentir.
Je ne suis sûr de rien ni du plein ni du vide,
ni du néant ou de l'infini.
Où aller sans route, sans chemin, sans pont,
devant chaque bout de papier, devant chaque livre ouvert.
Je respire comme une page boit son encre.
Chaque jour un miracle nous permet d'exister.
Il nous faudra trouver le sens,
creuser la route, trouer la nuit.
Il nous faudra savoir ce que pensent les plantes,
ce que savent les pierres, les rivières, les fleurs,
ce que disent les bêtes et les êtres volants.
La disparition des abeilles annonce celle de l'homme.
J'ouvre les jardins à la première page,
quitte à les écrire moi-même.
La lumière est pour tous, avec la lune et les étoiles.
Trop de banquiers l'ignorent.
Trop de mains sales tachent l'enfance.
Trop de marchands dilapident la terre.
Les comptables équilibrent les moins avec les plus
et les damnés réclament leur part de paradis.
Sans pays reconnu,
je bouge encore dans le ventre de ma mère,
dans l'utérus de la langue, le placenta des mots.
J'aime la vie de la paillasse aux plumes d'ange,
du sac à dos des réfugiés jusqu'au permis de travail,
de l'affirmation à l'interrogation, de l'usage à l'usure,
du berceau de bois au lit de chevet,
de la couleuvre au ver de terre,
des bouches de requin aux mouches de la nuit,
des étincelles du silex à la porcelaine anglaise,
des crocs du loup à la laine des moutons,
des yeux bleus de la terre à la tarte aux bleuets,
de la patience des racines jusqu'à l'âme de l'amandier,
des sittelles aux pipistrelles,
de la ménure au lagopède,
des cométiques aux skidoos,
du campement d'été à la mer de Baffin,
du poisson-lune au béluga,
de l'aube à l'heure du loup,
du jus de la treille à la boisson,
de la semence à la moisson,
de la dent de lait à la dent creuse,
de la nature à l'âme, de l'intime à la foule,
de l'étable aux étoiles comme un qu'on crucifiât,
des larmes de l'enfant jusqu'aux éclats de rire,
du signe de croix au poing dressé,
du visible à l'invisible, du petit au plus grand,
de la terre des douleurs à la terre des fruits.
Je veux la soif entière, de l'eau fraîche à l'ivresse.
A l'ultime moment, nous disons tous maman.
On appelle Dieu ou son contraire.
La prière d'un athée vaut celle d'un croyant.
Je ne veux pas d'un ciel que l'on mendie à Dieu.
Je lui préfère encore cet enfer des hommes
où l'amour peut germer entre les trous de bombes.
La terre est comme un muscle où palpite la vie.
(…)
Jean-Marc La Frenière
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