Le bord du monde 3

Publié le par la freniere

 

J'aime la vie, l'amour, la paix,

les draps qui sèchent et les balcons fleuris,

la fraîcheur d'une rose,

la mémoire d'une ronce,

les mots qui ronflent dans un bouquet d'images,

les premières cigales,

les romances à deux sous,

la scolopendre et l’épeire,

l'oiseau moqueur, l'étoile de mer,

l'huître claire et salée dans la rumeur de l'eau,

le ronron de la chatte au milieu de la nuit,

une araignée courant d'une étagère à l'autre

sur la toile des livres,

le silence des choses et le craquement des murs,

le sac de lumière où s'entassent nos ombres,

l'horizon du corps où remuent tous nos gestes,

la chaise des secondes dans la maison du temps,

la terre sous les pas, le ciel dans les yeux,

un corbeau, deux grillons,

les remorques à nuages attachés l'un à l'autre,

l'araignée dans sa toile,

la rosée des fougères,

le parfum entêtant de la menthe,

les myrtilles, les pommes,

la chair des cerises,

le cèpe et l'agaric à la tombée du jour,

le secret de la soif sur les comptoirs de bar,

les souvenirs égarés dans le fond des cartons,

les vieilles lettres d'amour dans une boite à cigares,

les vingt ans, les trente ans, les quarante ans,

les décrocheurs de lune,

les attrapeurs de rêve,

les bricoleurs de vin qui remontent la source,

de l'ivresse à la grappe,

de la farine au pain.

Mille fois j'ai aimé, mille fois j'ai pleuré.

Peu importe la route, la direction à suivre,

nous avançons toujours vers où nous sommes venus.

Le froid transforme l'homme autant que la chaleur.

Certains gestes sont comme des essuie-glace.

Tout devient clair sur le pare-brise des jours.

Devant les émotions même les adultes se mettent en boule.

Le calcul des banquiers n'est pas pour les poètes.

 

J'aime la vie malgré tout,

les yeux dans l'eau,

les mains sans doigts,

les pêcheurs au chômage,

les travailleurs en grève,

les campagnes tranquilles qui deviennent banlieues,

la cohue des soldats,

la foule des zombies,

toutes les médailles, colifichets, porte-bonheur, les arbres que l'on découpe en planches,

leurs troncs couchés sur le bord des fossés,

les lunettes sans branches,

le rhume des foins, le mal au dos,

le paysage qu'on gâche comme du béton armé,

Nagasaki et ses tôles noircies,

les play-off de l'âme où la tendresse perd,

à coups de poing, à coups durs,

à coups de cœur manquant la cible,

à coups de main qu'on ampute,

les shows de boucane et les pétards mouillés,

toutes les bébelles de Chine que fabriquent les enfants,

les regardeux de télé,

les mangeux de Big Mac,

les athéromes coronariens,

les maux de dents, la syphilis

et les artères en tuyaux de pipe,

le cœur qui s'use à battre la chamade,

un sein en moins,

les ventres cousus de cicatrices,

la chair défaite et les cheveux déteints,

les messieurs gris, les dames griffées,

les fins de mois sans un sou,

les pantalons trop courts,

les jupons plein de trous,

les papillons perdus dans les archives du vent,

les rêves motorisés des vendeurs d'assurances

et leurs menottes en or massif.

L'écriture est le signe d'une présence humaine,

un signe plus durable que les pas sur la neige.

Les chats de gouttière ont l'oreille arrachée.

Les chiens ne sont jamais du bon côté de la laisse.

Les vers de terre survivent sous le béton et le bitume.

Les fast-food de centre d'achats sont devenus des parkings à vieux. Qu'on le veuille ou non,

la vérité est pleine de poils au cul.

La même question grandit comme un cercle qui s'ouvre.

 

Malgré la pourriture et le vomi,

le Parkinson, l’Alzheimer,

les cerveaux en désordre,

les pertes incontrôlables

et les pipis de la nuit,

j'aime quand même la vie.

Même si le temps a fait son œuvre,

les jardinières montrant leur cul en soulevant des petits pois. Monsieur Hulot, sa pipe,

sa canne et son chapeau,

ses pantalons qui prennent l'eau sur ses jambes trop longues.

Je n'ai plus que mes yeux pour arpenter le monde,

mes petits pas, mes gros mots, mes gestes imaginaires.

J'habite mes brouillons, mes textes inachevés,

la nature, mes ratures et la littérature,

la grotte des fées de mon enfance,

le creux ombreux du Mont Beloeil,

le lac Hertel rejoignant les huards du lac Champlain,

le pain de sucre et sa chapelle disparue,

les fosses à barbottes dans le bassin de Chambly.

J'écris peut-être dans l'espoir qu'on me lise

même si tout finit dans une poubelle.

On avale tous le fiel avec le petit lait.

On court après le ciel au plus bas de la terre,

chacun avec ses nerfs et sa chair,

chacun avec ses organes et son sang,

chacun avec ses os et ses neurones.

Les églises ouvertes à la piété sont plus en plus vides.

Les hommes communient sur les comptoirs de banque,

à l'hostie plastifiée dans la fente des guichets.

Le véritable monde est celui du dedans,

le mouvement de l'âme dans les entrailles de l'être.

J'entrevois l'absolu à force de marcher,

de toucher terre et de nager dans l'eau.

Chacun de mes yeux escalade l'échelle du paysage,

montant ou descendant selon les heures du jour.

Aurais-je passé ma vie à griffonner des mots

sans apprendre à lire

et à tresser moi-même la corde pour me pendre.

 

Jean-Marc La Frenière

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article