Le corps ne suffit plus
Il faut vraiment détester l’impossible, haïr la vie, manger ses bas sans sucre, masturber les canons, pour souscrire au commerce. Il faut vraiment être bête pour engraisser les veaux gras. Il faut vraiment être con pour voter quand ce sont les banquiers qui commandent les urnes, celles des morts et des votants, celles des dieux ou des latrines. Du berceau à l’urinoir, ils nous font tout payer, le vison de leur femme, l’avortement de leur maîtresse, le portefeuille de leur gendre, l’internement de leur fille rebelle. La mort inutile, celle des désespérés, des victimes de la guerre, du commerce, des lois, est la seule chose qu’ils cautionnent. La vie se perd dans les livres comptables, les contes écrits pour de futurs hommes d’affaires et leurs écoles d’imbéciles. De toute façon, être un vendeur fini, j’investirais off-shore au lieu d’aider à vivre. Il n’y a pas d’éthique à tirer d’un sou noir. On achète l’amour. On vend de la révolte. Que reste-t-il qui ne soit pas déchu ? Il faut relire Artaud, Gauvreau, Hikmet. Il faut lire Desbiens, Vanier, Desgents. Leurs phrases vivent encore qui n’ont jamais courbé l’échine. Oubliez Sollers, Beausoleil, Francoeur. Oubliez les vendeurs pour aimer les poètes, ceux qui ont des muscles dans les mots, du cœur dans la tête, du sang dans les neurones, de la chair tout autour. Il vaut mieux faire de la dentelle avec du fil barbelé que des prisons de laine. Au charme des prophètes, je préfère l’indolence des chamans, la colère des chats, la justice des loups, l’invisible entre chaque syllabe. Nous sommes tous couvert du sang de l’histoire.
Le sacré qui m’importe est celui qui irrite. On récupère de partout la seule beauté qui reste. Les vêtements qu’on nous impose nous empêchent d’être libres. Quand je parle de l’âme, des anges, du sacré, les vieux marxistes râlent. Ils oublient facilement Aragon, Staline et les goulags, les Français faisant la morale aux Indiens, les crosseurs de phénix qui n’ont jamais volé. Quand on meurt, il n’y a que les autres qui le disent. Je veux crier avant de mourir, bouger avant de faire le mort, aimer avant d’agoniser, faire la différence entre le fric et la tendresse, la foi et la cirrhose du foie, fut-elle d’un athée. Un poète vit et meurt de ses rêves. Quand il se trompe de poème, il risque la folie. Il gratte jusqu’aux mots la rouille du cerveau. Les fantômes ne meurent jamais vraiment, les hommes aussi, peut-être. Je m’efforce d’y croire, non pas parce que j’ai peur de la mort, mais parce que j’aime l’imprévu.
Le fil des événements n’est pas une ligne droite. Le train des aléas ne choisit pas ses gares. Il zigzague et louvoie comme un clochard céleste. Il lui arrive d’écrire en bleu de travail, creuser sa tombe en smoking, dire la messe en habit de clown, faire l’éboueur parmi les ruines humaines, écrire de la musique pour un orchestre de sourds, traîner des sacs de peine aussi lourds qu’un blues, des colis chargés d’angoisse, de longs convois de brume. La mémoire numérique a remplacé les souvenirs, les odeurs, la déambulation. Dans les villes et les banlieues, le corps ne suffit plus à transporter son homme. L’urbanisation a défiguré le paysage, transformé l’art brut en or sale, les efforts verticaux en escalateurs pour infirmes. On ne pédale plus qu’en vélo stationnaire. On fait la course sur des tapis roulants qui ne mènent qu’au vide plastifié des magazines de mode. Les homobiles à roues carburent à l’essence. Je préfère la marche en forêt, le trekking dans les montagnes cervicales et les sommets du rêve.
Il n’y a rien de plus dangereux qu’un marchand devant une invention. Avec lui, un brin de paille se transforme en canon, une caresse en coup de poing, un cerf-volant en tigre de papier, un sourire en contrat, une poignée d’heures en horaire, un bracelet en menottes, un collier en corde au cou, un cure-dent en matraque. Même les mauvaises nouvelles se vendent. Les bonnes sont hors de prix. Elles ne servent qu’aux riches. Il y a des mots plus sûrs que les comptes à rebours ou les comptes en banque. Ce sont les mots des contes et des légendes. Peu importe le désert, l’abondance, la joie ou le malheur, je suis envahi de mots. Ils s’emparent de ma vie, mes entrailles, ma tête, ma douleur, mon âme. Je deviens le sismographe du désir, un géographe des syllabes aux mille arabesques, le pilote au long cou d’un voilier d’oies sauvages. Les mots s’ajoutent aux mains, au sexe, aux pupilles, à la peau, pour mieux saisir le monde. Ils font briller les pupilles et les rendent plus riches. Ils font bander les muscles dans les jambes du marcheur, font s’étirer les doigts et nettoient l’âme des choses.
Qui a cambriolé l’ancienne odeur des roses pour la revendre en parfum de synthèse, qui rançonne l’eau pure, qui kidnappe le vent, si ce n’est un banquier. Je ne suis pas une bête de trait ni caniche ni chien de garde. Quand on croise un marchand, il faut compter ses doigts, même ses tripes, ses pieds, ses oreilles, ses pas. Tout se vend sur le marché noir, du sexe des enfants au partiel des vieux, du coq-à-l’âne au pot-de-vin, de la babiche au brass, de la babiole au baobab. Chaque œdème a son prix, chaque rustine pour le cœur, chaque nerf de rechange. Le nombre ne fait rien contre la solitude, mais le partage l’atténue. La pauvreté n’empêche pas la lumière. Elle se tapit dans l’ombre prête à surgir de l’homme. L’exaltation de l’invisible transcende le visible. On n’apprend pas à voir en peinturant ses yeux, mais en ouvrant son cœur. On ne peut pas bien voir le dehors quand on regarde mal en dedans. Je m’évade par les trous dans le budget, remplaçant l’avoir par la vie. Ce que je dois aux banques, je le donne aux clochards. Je traque l’inquiétude jusqu’au cœur des choses. Le sens flotte dans son costume de mots. Toute biographie est faite de muscles et de paroles, de nerfs et de blessures.
Jean-Marc La Frenière