Sur la balance de la vie

Publié le par la freniere

 Il faut reprendre le temps perdu dans les grandes surfaces. Le bocal de l’instant éclate en mille miettes. Je me coupe les pieds aux tessons des secondes. Les distances  se brisent. L’espace se racotille. Je m’accroche aux parois de la vie. Je passe mes jours à ne rien faire sauf tenir un crayon, trois jours de marche, six heures de vélo, trois jours à lire, à méditer, des jours entiers à tout manger des yeux, à jouer par oreille dans une flûte de bambou, à mâchouiller du foin, à ruminer des mots, à parler aux oiseaux, à planter des arbres, une vie entière à perdre mon temps pour retrouver l’enfance. Je suis un vieux monsieur nourrissant les pigeons, un enfant tannant sortant du carré de sable, un bibendum de poésie, une balle dum-dum tirée à blanc, une chèvre rebelle broutant les potagers, un bonhomme de neige, un épouvantail, un épouvantable (Sol), un sourire de clown qui mâche sa tristesse, un rien du tout qui philosophe, un poing de débardeur pour tenir un crayon, un corps de pygmée pour soulever le monde, un voyeur aveugle en quête d’adrénaline, un bœuf d’espérance, un oiseleur ouvrant la cage des oiseaux, un jardinier sans terre, un cheval sauvage évadé d’un manège. A la naissance, il n’y a qu’un aller simple. On a voulu que je lâche la plume pour aller travailler. Pourtant, je sue de l’encre comme un sang d’abattoir. Je ne veux pas vendre ma vie pour me payer un enterrement. Qu’on me plante debout dans la terre, mes os mêlés aux racines d’un érable. Des pans entiers de vie se tiennent dans une parenthèse. Il faut brûler certaines étapes pour réchauffer le cœur. Des réponses entourent les yeux pleins de questions. Je touche à tout pour comprendre un peu mieux les outils de la vie. La langue des ornières a digéré l’hiver. Il en reste des flaques où s’enlisent les bottines de marche et les sandales de plage. Le matin, en lisant le journal, je m’éveille avec les morts du quotidien, les accidentés de la route, les amputés de guerre et les casseurs des favelas. Ça me rappelle l’urgence de l’hôpital, la croix Bayer’s des aspirines et les mensonges de Monsanto. Il faut laisser une trace de son passage, un trait d’encre et de sang, une cicatrice de papier, une éraflure sur la peau.

 

Sur la balance de la vie, le rire et le malheur n’ont pas le même poids. Chez les Djihadistes et les mercenaires, mourir semble plus facile que vivre. La truelle passe avant le pinceau, la carabine avant le Bic. Le carnet de chèques est une arme à sens unique. Les femmes en ont gros sur le cœur. Pleins d’unijambistes ont marché sur des mines en sarclant leur jardin. On y bombarde les écoles, les hôpitaux et les orphelinats. Les enfants saignent des dents en mastiquant des balles. Les mots sont trop pauvres pour la vie, les gestes trop pesants. Les histoires n’ont qu’une couleur anecdotique. Toutes les monnaies sont fausses. Les gentils sont toujours punis, méprisés, massacrés. Le tout ne dépasse pas ses parties. Les unités importent plus que la somme. J’ai déjà prié, je crois, malgré l’absence de Dieu. J’ai eu pitié. J’ai eu mal pour les blessures des hommes. J’ai manqué d’air dans les poumons. Mes os cherchent la chair. Mes mots cherchent du sensé Mes veines cherchent du sang. Je rêve ce que je vois quand je suis endormi. La vie était dure avant le pétrole. Elle est plus dure depuis. Les insectes disparaissent. Les plantes disparaissent encore plus vite. Les abeilles se meurent. La terre se bétonne. Le bitume a remplacé le foin d’odeur et les pommiers sont nains.  Les hommes et le béton sont armés. Il fut un temps où je buvais de la bière pour sauver l’eau, où je suçais mes doigts en guise de pain. Lorsque j’ai découvert la beauté des femmes, j’avais subi la cruauté des enfants et la dureté des hommes. J’ai troqué l’argent pour la bonté et les affaires pour la poésie. La musique change de ton dans un chemin d’agates. Elle joue pizzicato. Une flûte dessine quelques lignes dans la musique ambiante. Un saxophone lui répond. J’écoute Coltrane et quelques autres, Africa Brass arrangé par Dolphy. L’espace d’un instant, le moment d’un passage, l’espace et le temps se mélangent, l’espoir et la tempête, l’esprit et la matière.

 

Jean-Marc La Frenière

 

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