Chaque lettre

Publié le par la freniere

Chaque lettre est une poignée de porte, une anse, un outil, un autre pas vers la parole. Je ressens tous les mouvements du paysage. Je voudrais ouvrir mes lèvres sur la blessure du roc entre le premier et le dernier baiser. J'avancerai toujours de la beauté des yeux à la magie de certaines images, des sables du désert aux métamorphoses de la faune, de la musique du réel à la fermentation de l'inconnu, des prêles carbonifères aux grands arbres moussus, de Marie-Victorin à la flore laurentienne, de la géographie des mains à la cartographie du cœur, de la litière qui pue à l'amble des chevaux, du frémissement des choses aux lignes dans la paume, de  la couleur du jour à la manière de vivre. Il y a longtemps que les continents dérivent, que les arbres sont en marche, que les fontaines crachent. Tous les atomes se rencontrent dans un bond fantastique. La carte du monde sera toujours nouvelle. C'est la lumière de l'aube qui m'émeut, non celle trop voyante des phares et des néons. Malgré le cordon sanitaire de la raison, la folie pullule encore et nous pousse vers l'imaginaire. Quand les machines s'arrêtent, l'homme se remet à marcher. Quand les écrans s'éteignent, il se met à parler.

 

L’oiseau qui ne chante pas est comme le banquier. Il spécule sur le nid qu’il n’a jamais construit. Le fleuve qui refuse la mer n’est qu’un désert de plus qui met du sable au cœur. Les bras qui refusent l’étreinte sont comme ces étaux qui forgent le fusil au lieu du bol à soupe. On dresse encore la table à ceux qui n'ont plus faim. À ceux qui n'ont plus de mains, on offre des mitaines, des menottes, des gants de boxe. On donne l'accolade à ceux qui tuent pour rien et des coups de pied au cul à ceux qui veulent s'aimer. On bâillonne le rêve que chantent les poètes et donne la parole au mépris des banquiers. On offre des souliers neufs à ceux qui ne marchent plus, mais on ferme la porte à ceux qui veulent partir. Malgré tout, j'ai parfois la certitude d'être vivant. À d'autres moments, je ressemble à ces arbres arthritiques que le vent déshabille, ces arbres étiques même au cœur de l'été, ces guirlandes de lichen se nourrissant d'écorce, ces blocs de bois fossilisés. Aujourd'hui, le printemps cueille des brassées de couleurs. Les tiges tantôt drues se ramifient en myriades de fleurs. La légèreté de l'air vient casser les bocaux d'air vicié. Nous respirons plus vaste. Autour d'un seul arbre, on fait le tour de l'infini.

 

Les soldats sont aveugles, mais ce sont les civils qui ont les yeux collés par des caillots de sang, les enfants blessés par des cailloux perdus. Sous le baiser des bombes, les lèvres de la terre laissent suppurer la plaie. Le Nord est pris à partie de main d'homme. Trois petits tours et puis s'en vont les minières après avoir pillé la terre et laissé sur place des bulldozers géants et des cratères immenses. Nous sommes passé du jardin d’éden à une cour à scrap, de la douce chair du monde à la camisole de force, aux vêtements griffés, aux bleus de travail et au gris sale des uniformes. À Saint-Fer-les-pépines, on tue la vie pour le plaisir de quelques contracteurs. Les red necks du coin se croient modernes en remplaçant les belles victoriennes par des lofts et des parcs à vieillards sans âme ni mémoire. Des bras géants creusent des trous, pas les petits trous du poinçonneur des lilas, d'immenses trous béants pour les pelles géantes. Quelques cultivateurs tiennent tête à la banque, aux syndicats d'affaires, à la bourse des viandes. D'autres se pendent à la poutre d'une grange. Les autres se sont vendus pour un quad et une auto de l'année. Bientôt, plus une parcelle de terre ne nous appartiendra. Je préfère le chaos des choses aux ordres des patrons. Je cherche les trouées possibles dans la forêt des pleurs, les routes imaginaires sillonnant le réel, une grotte ouverte au soleil.

 

Je scrute la beauté des visages sur les pierres des cent ans, la ponctuation du monde dans la vitesse du torrent, la musique de l'air dans la rumeur du vent, les clapotis dans les replis de l'eau, la rosée du matin sur les lauzes ancestrales. Tous les mots semblent avoir de la boue dans la bouche. Le sens patauge entre deux phrases. Ça sent la terre et le vieux bois. Tout est magique, des grappes orange du sorbier au rose pâle des asclépiades. Les oiseaux excités par l'orage sont fous comme des balais. Ils voltigent et se mettent à planer. Les pierres d'un barrage surgissent devant l'eau comme si la force d'un géant les avait culbutées. Après la pluie, c'est la danse des insectes. Les fourmis en  bleu de travail  sont penchées sur le sol comme sur une ligne de montage. Un bataillon d'abeilles embrasse le jardin. À l'école des plantes, le rêve d'un très bien n'effleure pas les fleurs. Elles poussent comme elles peuvent. On entend l'eau glisser sur le toit de la grange. Les étourneaux tournoient quand le soleil revient sécher l'herbe des champs. Les hirondelles piquent du bec vers leur maison de glaise après avoir tracé des majuscules sur le ciel. J'imagine par le biais d'une poutre pourrie l'ancienne école de rang. Quand j'entends les enfants, la langue sortie, réciter leurs leçons, détailler les syllabes, calculer sur les doigts, c'est le vent qui les imite. D'où viennent toutes ces voix? Ce sont les cris des corneilles invisibles faisant bouger les feuilles d'un vieil arbre. La forêt qui l'entoure est un palais de vent. Un cri rauque me vrille les oreilles. S'agit-il d'un urubu dépeçant un cadavre ou d'une poulie qui grince? Non, il s'agit d'un âne. Je ressemble à cet âne s'il était moins bruyant. Je me tais pour écrire. Je ne juge pas, j'écoute. Quelques poules picorent et décorent les lieux, des poules aux plumes noires et au bec fouisseur, des poules d'une telle beauté que l'on pourrait en faire des mouches à pêche ou des plumes à chapeau. Leur bec éventre les rainettes et les doigts des crapauds. De vieux arbres ombragent le chalet. Les chaises autour de la table sont comme des barques de mémoire. Tout vibre dans l'espace et le passé devance le présent pour ouvrir la route. Ici, malgré l'électricité et le confort moderne, la beauté s'apparente à la sauvagerie.

 

Jean-Marc La Frenière

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article