L'imparfait

Publié le par la freniere

L’imparfait rôde entre les lignes. J’ai le cœur à l’ombre, des bleus à l’âme, des rougeurs sur la peau, des cicatrices dans la voix, une boule au ventre. Il y neige quand on l’agite tandis qu’il pleut dans mon cerveau. J’absorbe le monde par la bouche. Je le régurgite en mots, en images, en musique. Le temps est comme à plat, une batterie déchargée, une chaloupe sans rames, une danseuse sans jambes, un vélo sans roues. Ce matin, aucune envie de lire, aucune envie d’écrire. J’ai mis les anaphores au clou. Je vis avec la corde au cou. Cœur battant, cœur battu. Je suis au bord du gouffre et n’ose pas sauter. En traversant les fenêtres, le paysage fait partie du décor. Le soleil brille entre les disques et la bibliothèque. Ça réveille mon corps. J’ai la tête plus légère. La boule au ventre devient un cerf-volant. Mon poêle se nourrit des braises mal éteintes. Mon corps se contente des hanches mal étreintes. Mon cahier se sustente avec des mots usés. C’est quand même debout que j’entre dans l’instant.

 Je ramone mon cerveau avec des rêves et des idées, me lave la bouche avec des mots. Je corrige mes poings avec une caresse. Chaque matin, je déjeune avec une phrase. Elle avale un café avant d’en cracher l’encre sur une page. Les œufs s’écrivent sur l’assiette, l’assiette sur la table, la table sur le plancher de la cuisine. Je parle avec des mots en forme de chaise. Qu’ils parlent de vie ou de mort, il y a des mots qui font peur, des mots qui brûlent la langue, des phrases qui enterrent le silence, des sparages où rejaillit l’espoir. Les insectes lisent dans un livre d’humus, un dictionnaire de racines, une grammaire de terre, une algèbre de boue. Je sais, je parle trop d’écrire, mais ça vaut mieux que de parler d’église.

Des ciseaux burinent le bois des tables et des armoires. Les vivants se brisent contre la vie. Après l’enterrement, les cheveux des hommes continuent d’allonger et leurs ongles de pousser. Les morts se décomposent dans l’humus, mais l’âme se cherche entre les mailles du temps. Quant à l’incinération, les cendres sont les mêmes dans un cercueil de chêne ou une boite de carton. L’âme retrouve-t-elle sa place au contact de l’air? Le monde est grand comme une main, les doigts fermés d’un poing, trois points entre les parenthèses, trois autres en bout de ligne. A défaut d’une maison entourée de grands arbres, j’ai transformé ma piaule en tipi littéraire. Les mots sont des signaux de fumée dans le ciel des livres. Je m’ennuie du grenier, de la poussière des jouets, des manuscrits moisis, des lettres mal ouvertes et des portes fermées, des mulots coursant dans les coursives, de la pénombre et de l’humidité qui règnent dans la cave, d’aller guérir du bois, de ramasser des cèpes, des bécassines traversant la pelouse. Leur long bec s’est usé à picosser le bitume. L’homme a détruit leurs nids en rasant les calvettes.

Plus débrouillards que les autres, les ratons laveurs et les mouffettes envahissent les villes. Les renards les rejoignent quand les cerfs pacagent entre les bungalows. Les marmottes cherchent un lieu où refaire leur vie. A part les chiens, les chats, les canaris, les bêtes cohabitent mal avec l’homme. Il fut un temps où les mules travaillaient dans les mines et n’en sortaient qu’aveugles, où les chevaux servaient au rodéo, où l’on mangeait de la cervelle de singe, où l’on vendait le vison pour en faire des manteaux, le castor pour en faire des chapeaux. On transforme les rats des champs en rats de bibliothèque, les rats des villes en rats de laboratoire. Les voix télévisées m’intéressent moins que le silence des lapins. On les entend seulement lors de l’accouplement, quelque secondes à peine. Je me souviens du cri lancé par le premier lapin que je dus dépecer. Je le croyais muet. Ce cri me hante encore comme un pleur de bébé.

 

Jean-Marc La Frenière

 

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