Les heures du soleil
Si jamais je braque une banque, ce ne sera pas pour faire du fric, mais le partager. Il y a trop de pognon dans les poches d’un seul, trop de pauvres pour faire un riche trop de fusils pour une flûte, trop de grimaces pour un sourire, trop de coups bas pour une caresse. Certains oiseaux traversent des continents entiers pour pondre un sel œuf. Une reine crée des milliers d’abeilles en ne quittant pas la ruche. Il y a des siècles dans un morceau de seconde, des vies entières dans une amibe, des millions de livres dans un seul alphabet.
La nuit rapproche ou sépare. Elle nous unit ou nous éloigne. Je n’ai pas montre ni d’horloge, à la rigueur un sablier. Je me fie à l’air du temps, à la température, à la lueur du ciel. Quand je marche, je suis plus vivant, de plus en plus au monde. Je suis comme un trait d’encre qui traverse le verbe, une ornière dans l’herbe, une couleur dans le négatif d’une image. Chaque matin, le jour me tire par la manche. La nuit me déshabille. J’y retrouve mes peurs de l’enfance, la parole des fées, le rêve des oiseaux, le drap blanc des fantômes.
Les mains des écoliers ne sont plus tachées d’encre. Leurs doigts caressent une souris ou les touches d’un clavier. La terre monte au ciel en grimpant par les arbres, les églises, les hommes. Les oreilles du vent écoutent aux portes, les oreilles de l’air, la sourde oreille. Les oreilles du marteau en arrachent les clous. Lorsque je broie du noir, c’est pour connaître la lumière. Quand il pleut, le ciel se sépare en gouttes. Les nuages grossissent et font de l’embonpoint. Je cherche mes mots comme des moules dans le sable des lignes. Je hume les odeurs. J’écoute la musique. Je trace une géographie plus vaste que la terre.
Les enfants rêvent sur la plage, avec leur seau, leur pelle et leur château de sable. Les maisons se font face et se regarde dans les yeux sous les paupières des fenêtres. On trouve son bonheur dans les cendres d’un feu, les traces des amants, les pas sur le sol, l’espace qu’on dessine, dans les cédilles d’une phrases, la langue du pays, la grammaire du temps. Les pas s’appuient sur le grand corps des routes. Les galets s’usent dans le cours des rivières. Sans foi ni loi, je voudrais être un moine avec femme et enfants. Je voudrais être un prêtre sans l’église d’un Dieu.
Les regards s’affolent dans l’œil du cyclone. La neige blanche tombe avec l’avalanche. La pluie s’égoutte dans les bruits de l’orage. Les mots s’écoutent dans le murmure du silence. L’espoir s’impatiente. Les souris dansent dans la nuit. Les enfants dorment ou lisent sous un drap à la lueur d’une lampe. Les amants se font l’amour avant de se faire la gueule. La lune fait de l’œil aux nuages. Les usines crachent des poisons chimiques. Les baleines se suicident. Les junkies se font des fix et les barmans font des drinks. La mer fait des vagues. Les abeilles font du miel. Les oiseaux font des nids. Les graines font des fleurs. Les vergers font des fruits et les chanteurs de pomme subissent les pépins. Les bourgeons font des arbres. Les chênes font des glands. Les érables font des tables et des montants de lit. Les hommes font des petits. Les notaires font des gloses et les rêveurs des poèmes. Les écrivains se contentent d’histoires réalistes. Les lettres font des mots. Les mots forment des phrases. Du bout de mon crayon, je ramasse du vent, des pétales de fleurs, des carcasses d’oiseaux. Je met du jaune aux pissenlits, de la verdure aux feuilles, de l’azur aux lavandes. J’écris plus près du temps que le sont les secondes.
D’une page à l’autre, les images pédalent dans un peloton de mots. J’écris avec du bois d’épave, des rames que le sel a rongé, des tessons de bouteille, des ballons crevés. J’écris avec mes veines et mes organes, mon urine, mon sperme, la sueur des choses, les pommes du verger, les muscles de la voix, les galets d’un ruisseau, les rêves de la nuit, les heures du soleil. Chaque phrase cherche un sens. L’infini se dessine avec des e muets, des lettres invisibles et l’âme des grammaires.
Jean-Marc La Frenière