Vivre avec la mort
Mon amour est partie rejoindre sa naissance. Je ne peux dire je t‘aime, as-tu faim, as-tu chaud, ni habiller le froid du monde avec des mots tendres. L’amour trop souvent se trompe de locataire. Il y a trop d’hommes qui restent seuls sans l’avoir mérité, trop d‘ombres sans lumière, trop d’arbres sans oiseaux, trop de fleurs sentant l’urine et le pétrole, trop de verres vides et de pages remplies, trop d’enfants qui mourant de faim, trop d’orphelins trop vieux pour l’adoption, trop d’épouses qui ont peur de la violence d’un conjoint, trop de pauvres qui ne demandent rien, trop de riches qui écrasent les autres, trop de banquiers et d’hommes d’affaire, trop de migrants qu’on rejette à la mer, trop de mensonges plus effrayants que le silence, trop de trous de cul n’attirant que les mouches à marde, trop de genoux qui saignent sur le plâtras des villes, trop de phrases ayant mauvaise haleine, trop de paroles ayant la bouche bête, trop de larmes salées, trop de mots d’amour revendiqués par Dieu, trop de lambeaux de vie que l’on a mis en vente, trop de valises qui ne voyagent pas, trop de petits papiers effacés par la pluie, trop de tickets de train égarés sur le quai, trop de corps réduits en cendre, trop d’adultes qui dévorent l’enfance, trop de cailloux dans les souliers, trop de souvenirs sentant le vieux, la pipe et le tabac, trop d’objets caressés par la mort, trop de cris amputés de la peau des syllabes. Trop de roses se confondent aux épines. On rencontre malgré tout des êtres de lumière. Ils ajoutent la clarté à la nuit du corps, la douceur aux épines, la musique au chant du coq, des traces de rêve dans l’ombre du réel, des flammèches dans la neige, des oiseaux sur les épouvantails.
Les appartements vides sont remplis de fantômes. L’ombre bouge quand la lumière se tait. Il faut vivre avec la mort. Elle n’écoute pas les ordres et n’obéit jamais. Au marché des sentiments, le cœur n’a pas de prix. L’espoir se vend trop cher. La colère se solde pour le prix d’un fusil. La vie ne fait pas de cadeaux. Avant qu’on les écrive, les phrases ignorent l’ordre des mots. Depuis le fond des choses, je grimpe sur l’échelle du temps. Dans les tours à bureaux, à chaque palier, j’ajoute à l’ascenseur un étage de plus. Toutes les fesses ont la fente d’un sourire. La mine d’un crayon nous offre un destin de plante humaine. Les mots se gonflent de syllabes entre le nécessaire et l’essentiel. Les poings fermés des M sur le corps du mot homme deviennent des seins dressés sur le corps du mot femme. La nuit fait taire les oiseaux. Les nuages protègent la pudeur du ciel. À l’heure du déjeuner, le thé et le café parlent pour le monde. Les crêpes dialoguent avec le beurre. Les chatons philosophent entre les pattes de chaise, les orteils avec les charentaises. Les œufs nous unissent à la faune, les tartines et les fraises à la flore. Quand le cœur se dilate, il fait monter la ligne d’horizon. Il importe peu que les fleurs soient belles, que les roches soient tristes, que les nuits broient du noir, que la mer s’agite, que les étoiles saignent, elles existent et nous permettent de vivre.
Jean-Marc La Frenière