Les écarts de langage
La langue est malléable quand elle sait les caresses. Elle ne tire pas dans le dos. Elle tiraille la peau avec un brin d’humour, une main d’amoureuse, un creux au cœur tout près à la tendresse. Les mots sont bien plus que des mots. Les phrases parlent entre elles un langage inconnu. Elles butinent. Elles s’épivardent. Elles voient. Elles risquent même la peau de celui qui écrit. Elles poursuivent la sève dans la lenteur des arbres. Quelles soient d’encre ou de voix, elles réclament de vivre pour dire ce qui est. Revoir la nuit à la lueur du jour nous aide à comprendre les ombres, à voir les fantômes avec des yeux nouveaux. Le visage d’aujourd’hui n’efface pas celui d’hier. Il en garde les rides. Toute peau se refait à l’endroit des blessures. Il suffit de si peu pour qu’un chien morde ou branle la queue, pour se faire du mauvais sang ou bander de plaisir. Ce qu’on laisse derrière suffit pour inventer le reste. L’amour est un puzzle toujours à compléter. Chaque geste est une nouvelle pièce. Il ne faut pas trouver la pièce qui manque à l’autre, mais celle qui nous manque. C’est ainsi que chacun se complète. Le fond des choses n’est jamais très solide. C’est ailleurs qu’il faut faire sa route, entraîné par le ciel et poussé par la vie. Le temps est comme le sang qui traverse le corps.
Souvent, quand passe la sagesse, nous ne la voyons pas. Nous sommes occupés à colmater les brèches. Elle se perd entre l’enfance et l’homme. On cloue la main qui donne à celle qui reprend. On arrache les ailes aux anges vagabonds. La pierre que l’on nous a donnée est de plus en plus lourde. Elle a beau s’effriter les épaules nous voûtent. Il ne sert à rien d’abattre un mur pour en refaire un autre. Entre les souvenirs et les oublis, le présent se heurte à l’avenir. Les cicatrices forment notre peau. Les blessures font le reste. La route recommence à la prochaine phrase. Les racines permettent la liberté des feuilles. Plus on voit, plus il en reste à voir. La vie qui entre par mes yeux ressort par ma bouche. Il arrive que les mots brûlent comme du feu dans un papier. Quand je tombe trop bas, les arbres me redressent. L’oiseau me prête son envol. Les mots placent les yeux bien plus hauts que les choses. S’il arrive qu’on soulève une montagne avec son petit doigt, il se peut qu’on bute sur une miette de pain. C’est bien après le pas que l’on comprend la route. Quand je pose mes mains à côté de leurs gestes, ils courent l’un vers l’autre. Tant de mystère pousse sur un lopin de peau, tant de monde entre deux mots. Qu’on ait remplacé le grand ordonnateur par un ordinateur, le monde continue à chercher ses vertèbres. Le cœur s’éparpille dans les goussets des banques. L’espace perd son temps. La vérité perd son sang. La raison perd la tête. Le coup de gueule perd ses dents. Même le rêve n’aide plus à dormir. Les pleurs tachent les pages comme des mots en trop. Un bout de culotte dépasse sous la réalité.
La pâte poétique se doit d’avoir de la patte, de la tripe et du cœur. Elle sèche sous la théorie. Les mots partent des hommes. Ils ne viennent pas du ciel. Ils sont comme l’amour l’absolution de vivre. J’aurai toujours vécu en retard sur ma mort en regardant sans cesse ce que l’on ne voit pas, avec des mots debout, les deux pieds dans la boue et l’âme dans la marge en vomissant mes tripes. J’aurais pu végéter en esclave des choses, j’ai préféré la vie, le pain trempé de larmes, les mains nues pour aimer. Il ne faut pas désespérer. Les plus petites fleurs repoussent dans les ruines. Le blanc des ossuaires reflète la lumière. Un sourire persiste au milieu de la misère. Je suis celui qui part et n’arrive jamais. Je butine au hasard de la nécessité sous un soleil sortant des murs. Ça coule comme un jet d’arbre dans la nuque, un jet de ciel dans les feuilles, un feu de sève sur la langue. Tout poème devient boue comme la pluie qui rencontre la terre. La vie me guette au bout de chaque phrase. J’existe à peine si je ne rêve pas. Un matin de soie claire tachée d’encre et de nuit, je me réveille mal écrit, entre un bâillement d’esperluette et les écarts de langage. J’avance dans la nuit porté par la lumière. Arriverais-je au bout des mots sans m’y casser les dents ?
Jean-Marc La Frenière