Il y a longtemps
L’époque ressemble à la zombification des hommes, à la loi du plus fort, à la rivalité des clans, à la lutte des classes, aux pratiques prédatrices de l’économie, aux religions de guerre, à l’autisme du temps, à l’hébétude et l’ignorance. Il n’y a plus d’anges mais des rognures d’ailes, un corps déplumé, des sentiments mutiques, des paroles déchiquetées. Je suis resté l’enfant qui refuse d’être adulte. Je marche à deux pas de l’abîme, le corps en peine, le cœur en berne, la peur au ventre. La nuit se love comme un chat sur la tôle des toits. Le temps se fait source, ruisseau, rivière et fleuve. L’éternité se fait mer. Mes yeux se baignent dans l’eau du paysage. À peine déménagé, je hume l’air du monde en déballant mes cartons pleins de livres. Perros sent la mer de Bretagne, Réda l’huile de cyclomoteur, Cendrars le Transsibérien et les Pâques à New-York, Miron la résine de pin et la gomme d’épinette. J’agite mon crayon dans le pétrin géant du monde. Les livres sont le berger d’immenses troupeaux de mots.
Le bois qui fait les planches est le même qui fait les manches de hache. Oubliant le chômage avec des joints et la soif avec des packs de bière, chacun de nous est unique à l’heure de sa mort. Les arbres chantent la mémoire. Les prés herborisent l’espace. Rien n’est plus beau qu’un cerisier en fleurs. La poésie est une forme d’écologie, la dimension cosmique du monde. Elle empêche l’avilissement de l’être. La ville prend l’air sous une couche de bitume. Je donnerais tous les écrans cathodiques, toutes les lumières dell, tous les phares d’auto, pour la lueur d’une luciole. Le langage est une forme de vie. Il est un lien corporel avec la nature. Un vent léger fait plier les sapins. Sur la nappe en papier, comme celle d’un bistrot, les paroles palpitent autour des verres et des assiettes. La nuit tombe avec la neige. Le soleil monte avec le jour.
Tout se déglingue hormis l’amour la poésie, hors la couleur des glaïeuls, le cri des corbeaux, la chevelure des arbres, la musique des feuilles comme un concert de Gabarek, la mémoire sous le sable, les boxeurs sans main, le jardin du repos. Je fonds dans le décor comme un morceau de glace. J’habite un paysage en forme de maison. Ma parole est une porte ouverte. Mes mots sont des fenêtres. Je souffle sur les braises pour attiser le feu, pour agrandir le temps, pour réchauffer l’espace, pour augmenter l’espoir, pour retrouver les détails perdus. Les gouttes du paysage font de l’action painting. On dirait la couleur dans les veines d’un tableau. Chez les arbres, les racines sont le négatif des ramures.
On fait de son mieux pour se soulager de la mort. On souligne la vie. On surligne l’amour. On lance sa ligne à l’eau. On fait des sourires pour oublier le pire. J’écris sur du vieux bois penché sur un cahier où s’épanchent les mots. On a gommé les mains des paysans, les bras des ouvriers, les cicatrices des loubards, les noms des arbres et des oiseaux, les larmes des enfants, les rides des vieillards, les boursouflures du froid, les gerçures du cœur. Je vis dans la souffrance des choses, l’ivresse des fruits mûrs, la peur des plantes devant un sécateur, celle des chômeurs devant l’outil, l’eau fraîche des ruisseaux, l’éclatement des bogues, le durcissement des veines sous le col blanc des cygnes, l’écriture des signes.
D’une génération à l’autre, nous sommes passé du silex au couteau, de la hache au scalpel, de l’absence des morts à l’ordinaire des jours, encore plus vite du pied de biche au clavier d’ordinateur. Les souvenirs et l’avenir, la proche et le lointain font chambre à part. Il y a trop longtemps que je lis, je distingue mal mes idées de la pensée des autres, les épis de blé d’inde des épines de roses. J’ai la tête comme une caverne d’Ali Baba. On y pénètre par la serrure des mots, un rossignol qui chante, une clef des champs. J’avance dans le bruit des mots, le bruissement des pages, la musique des phrases.
On m’a déjà dit que j’étais trop petit pour comprendre. Maintenant que je suis vieux, je comprends encore moins. J’ai mis mon habit de présence, ma peau de vie, ma chemise d’être là, la chair du réel. J’ai dénoué la cravate du malheur, déboutonné l’acné de l’aventure humaine. La vie émane de la lumière. Le bois qui brûle provoque la chaleur. Voilà des années que je presse le citron, que je trempe dans l’eau de la mémoire le zeste des années. Il y a longtemps que je mâche le pain des jours, que je mâchouille l’os des chiens, que je mords la main qui me nourrit. Voilà des années que je souffle du cœur, que je souffre du corps, que je vis un peu moins, que je meurs un peu plus. Il y a des années que la cervelle perd son sens, que la blessure perd son sang comme le moteur son huile et le stylo son encre. Il y a longtemps que j’ouvre les fenêtres et défonce les portes. Il y a longtemps que la vie fait naufrage, que le rafiot se transforme en épave. Il y a des années que l’homme jappe en échappant des choses. Il y a longtemps que je pleure en souvenir des morts. L’éternité faseille sur la mer du temps.
Jean-Marc La Frenière