D'une branche à l'autre

Publié le par la freniere

Les arbres sont chargés d’oiseaux. Ils se répondent d’une branche à l’autre comme l’eau des rivières qui chante à chaque vague. Il me faut des montagnes dans mes bribes de mots, des rochers, des terrains, des terrils, des rivières, des sentiers raboteux, des aulnaies, des pinèdes. Le pollen virevolte de broussaille en broussaille. J’ai longtemps fait route à pieds, dormant dans une bicoque en bois, près d’un petit ruisseau, ayant mis des siècles à se creuser. Plus loin, du ventre des collines, l’eau des torrents rugit comme une bête. Les corneilles croassent. Un vautour guette sa proie, musaraigne, campagnol ou rat d’eau. Je ne cesse pas de tatouer la chair de poule. La peur conjugue le sublime et la panique, la chance et la raison. Pêcheur d’ombles et de truites, pêcheur d’ombres et de rêves, je jette ma ligne dans le courant des phrases. Je pousse une porte à chaque pas. J’ouvre les yeux d’une fenêtre.

Ça grogne dans ma tête, ça bouillonne, ça gigote comme une bête prise au piège. Le paradis des marchands et leurs annonces publicitaires est une version provisoire de l’enfer, le leurre d’un grand rêve, un ersatz, un idéal en solde. L’économie, c’est le mal, le malheur et la mort. J’ai du foin dans la tête comme un épouvantail, un brin d’herbe à la bouche, de l’encre sur la page comme un poil dans la main. Ma cervelle d’oiseau, mon cœur de voyou, mon âme de canaille aspirent à l’infini. Le vent retient son souffle. Les arbres sont muets. Les oiseaux peuvent siffler comme un ocarina. Les fleurs qu’on dessine finissent par éclore.

J’écris comme un malade. Chaque page est un pansement dont l’encre est la blessure. Les parallèles finissent par se joindre, ceux des rails et des mailles, ceux des routes et des déroutes, ceux des roues et des ruelles, ceux du silence et des paroles, ceux de la danse et des violons du bal. Les mots crépitent comme des cœurs calcinés, des braises, des tisons. Provoquant la septicémie du cœur, le démon de l’économie infecte le corps et l’âme.

Passant du feu à l’eau, du babil des enfants au radotage des vieux, de l’utopie à la réalité, des mots rêvés à l’ordinaire des jours, de la noirceur des racines à la beauté du ciel, des fondations de la maison aux rampes d’escalier, des murs de brique à l’espalier de vignes, des chambranles qui gonflent aux planchers qui craquent, des tiges d’épilobe aux poils des épis, des vers de terre au butin des abeilles, du fond des épuisettes à la nage des civelles, de la transhumance des moutons au long vol des outardes, des spermatozoïdes à l’ossature de l’homme, j’aiguise mon crayon. J’écris à bas bruit, à petits pas, à petits mots, des petits riens, des gestes inutiles, des pellicules de givre, des cadavres noirs, des cosses de genêts, les vitamines du cœur, la chlorophylle du soleil, l’odeur fragile des fleurs, de maigres fagots de rêve, la semence qui lève dans le gras des labours, des pièces de monnaie lancées dans les fontaines, des galets dans les poches pour payer son enfance, des mots usés jusqu’à la corde, corde de bois ou de pendu, corps de garde ou cors aux pieds, corps du délit, corps alités. La plomberie mentale fait un bruit de chasse d’eau.

Les bistrots des nuages sont ouverts à la soif. Le paysage tombe en neige. La vie des choses est un mauvais roman, une suite de phrases malhabiles, de personnages mal habillés, une ribambelle de mots, une brimbale de menu fretin. Le cœur fait sa cour. Les veines se déploient et traversent le corps. C’est l’été. C’est l’hiver. Qu’importe. La vie suit son cours charriant des alluvions, des illusions, des nuages de lait dans le café du ciel, des points de vue, des points d’orgues, des coups durs, des coups de poing, des coups de main, des chorals de Bach. À quoi rime la prose sans détails poétiques, une boite à lettres vides, une page trop blanche? À quoi répond le monde sans question à poser? Je cherche un équilibre au bord du précipice. Au bord du lac verbal, des épaves se déposent parmi les alluvions.

Je traverse les mots comme un enfant perdu qui cherche ses parents. J’écoute sur les rails le passage des trains. Je fais des signaux de fumée sur le territoire des Indiens, des signes de piste sur la boue des sentiers. Je laisse des pas fangeux au fond des fondrières. Le pollen féconde le papier des poèmes et même les boulettes qui finissent au panier. De grosses mouches velues tapissent l’émail du bain. Je laisse couler l’eau. Les fientes noires du rêve disparaissent à mesure. Le soleil des mots se lève dans la clairière du silence, faisant éclore des fleurs de rhétorique. Le sel des tempêtes fait rouiller les épaves comme des vieux poèmes. Si Pessoa n’est personne, je le suis encore moins. Les souvenirs refluent avec les diastoles du cœur. La mémoire est un fouillis d’ondes courtes, un immense bavardage balloté par le temps, un appel d’air dans la tête.

Quand le train passe, on dirait que les vaches le saluent ou lui font des prières. Autrefois, une sirène répondait. Aujourd’hui, il n’y a plus que le bruit du fer contre le fer, des roues contre les rails. Il n’y a plus de fumée pour répondre aux nuages. Je ne crains pas le ridicule, les fleurs bleues, la vie en rose. Les souvenirs d’enfance enjolivent le temps, transformant les fils téléphoniques en mariages d’oiseaux. La mémoire embellit les routes, les chemins de campagne, les sentiers où les fourmis s’amusent. Le paysage est une ivresse pour les yeux. Chaque vague est tirée par le tracteur de l’eau. Chaque feuille d’un arbre, chaque éolienne, chaque nuage est poussé par le vent. Chaque œuvre d’art garde l’œil vivant. Chaque page d’un livre éveille l’esprit. Le prisme des couleurs irise le regard.

Le printemps inonde de verdure les trous du paysage. Les arbustes font naître la forêt.

 

Jean-Marc La Frenière

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