Dans le creux d'une main
La beauté des choses échappe à la logique. Les oiseaux volent vers la lumière. Les arbres cherchent le soleil. Il faut faire attention. L’espoir se brise comme du verre. Un seul de ses tessons peut déchirer l’espace. La vie ronde éclate et tombe comme une tache. On ne peut plus jouer avec la mer ni la terre ni l’oiseau. Les mots écrits doivent voyager de main en main, de cœur à cœur, de corps à corps. Les pierres se meuvent aussi, à la vitesse du temps. J’habite ce qui tient dans le creux d’une main, le poids que l’on déleste, les mots que j’ai volés dans le silence de mon père. Je profite d’une souche pour asseoir ma parole. Il est difficile d’accrocher sa besace au temps. Les clous disparaissent à mesure.
Pour certains, la vie n’est qu’une collection de robes et de ronds de jambe, d’habits et d’habitudes. Il faudrait en faire une collation d’amour, faire son miel du moindre battement d’aile, faire lever le pain dans les ventres affamés. Je sème dans les banques des armuriers qui font faillite, des imbéciles heureux dans les tours à finance, des caresses de braise dans le mouvement du froid, des fleurs à la peau neuve à l’affût de la pluie, une pomme dans chaque main, du rêve dans la prose, des éclats de mer sous la peau des yeux, des éclats de rire dans les larmes, de la chaleur humaine au comptoir des mots. Entre chaque virgule, je transporte un coin de table pour accueillir les fous, les désespérés, les âmes qui se cherchent. Il faut voir plus loin que l’horizon des villes. À défaut d’autre chose, je refais le soleil avec des bouts de chandelle, la ligne d’horizon avec un bout de ficelle.
Je serre une pierre dans ma main. On finit toujours par retrouver le rêve, assis sur un coin de banc, quelque fois plié ou tendu vers le ciel, roulé en boule sous un arbre. Parfois il est en forme de pied pour aller quelque part ou en forme de main pour toucher l’absolu. Les petits doigts de l’herbe font des signes de salut. Le paysage du monde ne cesse de changer. Il faut sans cesse refaire le puzzle. On cherche le cœur un peu partout. Il n’est pas rare qu’il se perde dans une file d’attente. En promenant le chien, j’ai retrouvé mes pas, un bout de route un peu plus loin, l’infini dans un coin, caché sous une pierre. Lorsque l’espoir n’a plus de jambes, je le porte sur moi. Je cherche des sourires pour alléger son poids.
Je me cherche en criant dans la foule endormie. Il faut étirer le coin des lèvres pour dire certains mots, replier les pattes du mot chien sans desserrer les dents, raccourcir les phrases sans briser les voyelles, ouvrir les ailes des oiseaux sans s’étouffer. J’ai fixé un tuteur sur les vieux mots de mon grand-père. Il y fleurit je t’aime à chaque goutte de pluie. Ce qu’il n’a jamais dit, j’en dessine le sens. Il n’y a pas de mots dans l’odeur des pivoines mais on sent leur présence. Les mots sont revenus. Il en traîne partout, sur le bord des fenêtres, sous les minous de poussière, les fils du téléphone. Je les entends glousser dans les tiroirs du fond. Je ne peux plus marcher sans écraser une phrase. Je cours avec des allumettes dans la paille des virgules. On voit des mots tombés du toit remonter par l’échelle. Il manque une lettre à chacun. Je dois les réparer avec un filet d’encre.
Je ne voulais qu’une phrase, un petit bout de rime. Il y a des mots partout assis en petit bonhomme, des mots tout nus, d’autres en tutu. La maison est trop petite pour accueillir la fête. Il y en a qui campent dans l’oreille d’un sourd ou nagent dans l’évier. Je bois l’eau à la source. Les funambules s’accrochent à la poutre du cœur ou font du trampoline sur les toiles d’araignée. Il y en a qui miaulent comme un chat dans la gorge et d’autres font des nœuds avec les cordes vocales. Demain, si la chance me sourit, je trouverai des phrases écrites sur la table, des poèmes imprévus, des images en pieds de bas, un livre de chevet. La liste d’épicerie aura l’air d’une fleur.
Jean-Marc La Frenière