Les e muets

Publié le par la freniere

Le paysage fait des bulles d'air pour prendre son respir. On entend pétiller le village, la musique des arbres, les érables qui coulent, les milles bruits de la rue, les roues qui tournent, les chiens qui jappent, les gros camions de pitounes qui remplacent la drave, ceux qui transportent la chaux dolomitique juste avant les semailles. Les mots finissent par se perdre dans les phrases du voyage, les métaphores invisibles, les e muets. Je me sens vivre à chaque mot que j'écris. Je me sens mal à chaque mot que j'efface. Est-ce le bon mot? Est-ce celui qui soutient tous les autres? Est-ce celui qui apporte le pain, un soleil à placer dans un livre, un matin à plier sur la page, une parole à mettre dans la bouche, un oiseau à libérer de sa cage dorée? Les poètes sont pleins de vers qui picorent les yeux, les prairies pleines de vaches, les bouses pleines de mouches. Les années sont pleines de jours. Il faut des mots pour mettre des couleurs, des images, des métaphores, des prolégomènes, des aphorismes. Je ne pense à rien quand je marche. J'attends la venue des mots, les phrases qui se forment toutes seules. Je suis fait de tout et de rien, de temps et d'espace, de mots comme de choses, de cris, de silence et de bruits, de fruits, de légumes et de fleurs, de rêve sous les nippes du réel, de chèvre, de mouton, de lapin, de loup, de terrier, de chevreuil, de pluie, de soleil et de neige, de chair, d'excréments et d'urine, de sève, de tronc, et de racines, d'aubier et d'aubépine, de glaise, de boue et de bavures, de signes et de ratures, de verbe et de littérature, d'images et de peinture, de théâtre, d'acteur et de spectateur, de bois et de sucre d'érable, de sel, de sueur et de sang, d'un fœtus au ventre du possible. Les nuits blanches sont remplies d'idées noires. Une main ne suffit pas pour écrire. Il faut aussi du cœur, de la tête et des tripes, des brèches dans les murs, des barreaux d'échelle, des marches d'escalier.

Il faut plus qu'un stylo pour écrire. Il faut des pas sur la route, le fil des mots dans l'étoffe des passions, de la lumière dans un tas d'immondices, le vol des oiseaux, la promesse des fruits. Il faut plus qu'une main pour écrire, plus que l'encre et du papier. Il me faut une image pour terminer ma phrase, un bout de paysage, une pièce du puzzle. Mes pieds titubent à l'ombre des vivants. Je caresse le ciel comme les bras d'un arbre, les plumes des oiseaux, les ailes d'un ange, la baguette des fées. Quand on écrit, il faudrait tout reprendre. Bien des choses ont changées. Des écrans remplacent la craie sur la tableau. On ne voit plus de boites téléphoniques ni de mariages d'oiseaux. La mort se cache dans la vie, les manches de chemise, la doublure des manteaux, les rides du visage, les pages d'écriture. La mort fait semblant d'être vivante. La césure s'élargit dans le ventre du dimanche. La lune et le soleil mettent des couleurs au ciel. Des images s'envolent, des nuages, des oiseaux de papier, des mots à tire-d'aile, des phrases à tire larigot. Les bipèdes se promènent parmi les quadrupèdes. L'homme promène son chien et les chats ont sept vies. D'une seule foulée mes pas prennent leurs marques dans la dernière ligne droite. Chaque nuit ouvre une parenthèse jusqu'au profond du rêve. Chaque matin la referme. À l'abri de l'agitation du monde, je longe le cimetière avec ses tombes de pierre, ses prières, ses grives et ses couronnes de fleurs. Le fantôme de mon loup flaire les anges et pisse sur les crucifix. Je préfère les ballons d'enfant aux traces de balles des fusils, la grenade qu'on suçote à celle qui explose, les mines de crayon aux mines de charbon, les mauvaises mines aux sourires hypocrites. Un bout de craie se casse sur l'ardoise de la vie. Un bout de doigt s'agite. Un bout de phrase commente une nuée de gestes. Le moindre mouvement agite la poussière des mots, le vent des souvenirs.

 

Jean-Marc La Frenière

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